Par Sophie Orange [1]
En s’appuyant sur un matériau empirique varié (observations de cours, entretiens avec des enseignants et des élèves, corpus de copies, etc.), Yves Matheron se demande comment le souvenir et l’oubli interviennent dans l’apprentissage d’un savoir, notamment des mathématiques. Armé d’un important travail bibliographique en didactique des mathématiques, l’auteur propose ici une réflexion poussée sur les propriétés de la mémoire.
D’abord, l’auteur revient sur un certain nombre de caractérisations de la mémoire, issus pour partie de travaux psychologiques, selon lesquelles elle serait interne, individuelle et ancrée dans le passé. Or, l’approche anthropologique qu’Yves Matheron mobilise, en s’appuyant très largement sur les travaux de Maurice Halbwachs [2], donne à voir la mémoire comme externe, collective et fortement tributaire du présent. Ainsi, l’introduction et le premier chapitre posent les bases d’une définition anthropologique de la mémoire mathématique. D’abord, la mémoire mathématique existe hors des individus, notamment dans les objets et les outils mathématiques. Elle est doublement collective en ce qu’elle est d’une part le produit d’une histoire et donc d’une accumulation de savoirs, et d’autre part en ce qu’elle est intériorisée par les individus dans le cadre d’institutions. Enfin, les conditions du souvenir et de l’expression de la mémoire sont dépendantes du temps et du contexte dans lesquelles ils s’actualisent.
Yves Matheron apporte alors dans tout son ouvrage des indications épistémologiques et méthodologiques pour l’étude de la mémoire des mathématiques, qui peuvent être aisément transposés à l’étude de la mémoire dans d’autres disciplines, mais également à l’étude du rapport au savoir en général. Ainsi, selon l’auteur, ces études ne peuvent faire l’économie d’un travail sur les savoirs en contexte, c’est-à-dire au sein de l’institution dans laquelle ils sont à la fois construits et transmis : « Les approches expérimentalistes, de laboratoire, parce qu’elles veulent rechercher l’expression d’un cognitif pur, dégagé de la contrainte d’une expression en terme de savoir - donc d’une activité cognitive de nature sociale - chez un sujet épistémique représentant l’espèce dans sa définition génétique, dégagé des effets de contexte, ne peuvent saisir toutes les dimensions liées à ce qui relève du social. » (p.36)
Yves Matheron insiste sur l’importance de l’écologie du savoir, c’est-à-dire l’ensemble des « niches » dans lesquelles le savoir va s’exprimer et s’actualiser au sein d’une institution. Par exemple, le théorème de Thalès se donne à voir principalement dans des triangles en classe de 4ème. La présence de ces figures dans l’énoncé d’un exercice active ainsi généralement une mémoire pratique de l’élève qui consiste en l’application de coefficients de proportionnalité. Deux axes coupés par deux sécantes ne produisent pas la même activation de la mémoire de l’élève. Derrière une écologie du savoir, c’est toute une géologie voire, pour reprendre Foucault, une archéologie du savoir qui se fait jour, lorsque l’auteur évoque la mémoire sous forme de couches. La mémoire se présente alors comme une succession d’apprentissages et d’oublis, institutionnellement encadrés. L’institution conditionne un milieu propre à accueillir le savoir puis, afin de permettre à l’élève de nouveaux apprentissages, coordonne des oublis collectifs.
Yves Matheron rejoint ici d’autres travaux effectués sur la transmission du savoir qui montrent comment l’institution scolaire peut demander à l’élève, au cours de son cursus, d’apprendre une manière de faire puis de la rejeter pour en préférer une autre [3]. Le rôle de l’enseignant est alors de veiller à la conformité du rapport personnel de l’élève au savoir avec le rapport institutionnel attendu, c’est-à-dire de s’assurer, par une série de rappels, de mises en histoire, d’emblématisations et autres pratiques de publicisation et d’officialisation d’un passé collectif commun, que l’avancée des élèves dans les apprentissages coïncide avec le temps didactique de l’institution-classe (ni en retard, ni en avance).
L’ouvrage apporte au final de nombreuses pistes pour l’analyse de la transmission des savoirs, et particulièrement des « savoirs hautement techniques ». On peut simplement regretter que la lecture soit rendue parfois difficile par l’entremêlement des références aux matériaux empiriques de première main, aux matériaux empiriques de seconde main et aux matériaux bibliographiques, qui fait parfois perdre quelque peu le fil de l’auteur. A noter enfin que la mémoire mathématique du lecteur est ici largement mise à contribution puisqu’il se trouve confronté dès le premier chapitre à des logarithmes népériens, des dérivées et autres équations à double inconnue !