Par Frédérique Giraud
Voilà un livre un peu particulier, qui se compose de recettes pluriculturelles, de portraits photographiques, d’informations diététiques et nutritionnelles, d’images de repas partagés. Il présente différentes façons de cuisiner, chez soi, dans le cadre d’atelier de cuisine, entre amis, en famille... et divers temps de rencontres. Mix. Portraits de cuisines fait partie de ces « beaux livres » qu’on aime à garder dans sa bibliothèque : imprimé sur du papier glacé, en couleur, mêlant photos, titres en couleur, gros plans, il est en effet rare d’avoir affaire à de tels objets en sciences humaines et sociales. Et pour cause, ce livre n’est ni un livre de sociologie, ni d’anthropologie. Edité par l’Agence associative de communication et services solidaires (aacess) aux éditions Erès, il se donne à lire comme un livre de recettes. Le sommaire est en effet conçu ainsi : quelques contributions prises au hasard « Attiéké au poisson chez Marie », « La piperade basque chez Hala » ou encore « Cassoulet des Asturies ou Fabada chez Célia ». Cet ouvrage propose un itinéraire gustatif dans des cuisines individuelles étrangères. Nous proposons dans ce compte-rendu un peu particulier, un parcours à travers l’ouvrage afin de montrer son intérêt pour une sociologie de l’alimentation, plus précisément une sociologie des pratiques culinaires. Extraits de dialogues, photos font ici l’objet d’une analyse secondaire.
Que vient faire un ouvrage de recettes dans Liens Socio ? Il nous semble qu’en lui-même l’ouvrage propose un regard intéressant sur les pratiques culinaires des individus, pratiques « mix » pourrait-on dire pour paraphraser le titre. Chaque double ou triple page propose une recette certes, mais non pas sous la forme canonique d’une liste d’ingrédients suivie d’un mode opératoire. Les recettes se présentent sous la forme de dialogues entre plusieurs personnes ou sous une forme racontée mettant l’accent sur les tours de main, les astuces. C’est en cela qu’il peut intéresser le sociologue. Ainsi, il est porteur d’une description des pratiques culinaires par les acteurs eux-mêmes. Il permet de montrer combien la cuisine est porteuse de savoir-faire et de techniques [1] : photos et descriptions se complètent « Hala forme des sortes de cônes avec la pâte constituée de boulghour et de viande pilée. Elle fourre ensuite ces cônes de viande hachée, revenue dans l’huile avec l’oignon, le cumin, salée, poivrée » (p. 55). Cet ouvrage permet surtout de réfléchir au bricolage des pratiques culinaires individuelles. Les pratiques culinaires apparaissent comme des pratiques d’hybridation, de sélection, de ruptures avec des pratiques familiales ou régionales « Entre ma tante et ma mère il y a une différence. Ma maman ne met pas d’oignon, ma tante oui, les deux versions sont très bonnes. Je n’ai pas mis de piment doux, je mets du poivron » (p. 47), « A la fin de la cuisson, j’y ajouterai un peu de rhum. Ça, c’est mon truc à moi. » (p. 71), « je me suis dit, si j’orientalisais et si j’y mettais de la viande blanche et la sauce chien de Guadeloupe » (p. 33)
Mets étrangers et pratiques culinaires bricolées se côtoient et permettent d’interroger la manière dont les pratiques culinaires évoluent en fonction des contextes de leur mise en pratique, et la façon dont elles sont modifiées en contexte migratoire, par exemple à cause de produits qui manquent « Chez nous on appelle ce poisson la carpe mais ici, la carpe, c’est un autre poisson » (p. 12), « chez nous, on met une feuille de curry poulet, mais ici on n’en a pas » (p. 63). Si « les habitudes alimentaires sont celles qui résistent le mieux au changement pour être culturellement et biologiquement intériorisées » [2], elles ne sont cependant jamais immuables, ni dans leurs formes ni dans leurs contenus. Le phénomène migratoire même temporaire, en tant qu’il constitue un changement du cadre des activités alimentaires et de leurs modalités, peut être à l’origine d’une nouvelle socialisation alimentaire. Manuel Calvo fut le premier (en langue française) à examiner la dynamique d’insertion des migrants dans la société d’accueil à travers la réorganisation dynamique des styles alimentaires : intégration dans les habitudes alimentaires du migrant des plats du pays d’accueil, abandon des anciennes pratiques culinaires ou remaniements de ces dernières. Cet ouvrage pourrait servir d’illustration à ses articles [3] et aux analyses de Jean-Pierre Hassoun [4].
De façon plus large, cet ourvrage permet de mettre en évidence combien les pratiques culinaires peuvent être considérées comme un instrument identificateur. Des plats emblématiques d’un pays (l’asado [5], la feijoada [6] font l’objet en France d’une réappropriation individuelle. Les plats proposés dans ces « portraits » sont tous des « plats totem » au sens où l’entend Manuel Calvo. Selon la définition de Sylvie Sanchez un plat totem est « une préparation ethnique qui reçoit, au cours d’un processus de revalorisation sélective induit par le déracinement de sa communauté d’origine, un statut nouveau qu’elle n’avait pas dans le pays d’origine et qui répond à la nécessité de renforcer une identité dans un contexte d’intégration contraignant. » [7]. On regrettera cependant qu’une préface ou introduction n’éclaire pas le projet d’ensemble. Seule une demie-page d’introduction convie le lecteur à circuler dans ces cuisines mixes, métissées sans expliquer le parti-pris de choisir des personnes de nationalités variées. Autre élément notable en passant : ces cuisines « mixes » sont aussi l’occasion de dessiner les formes d’un métissage culinaire conjugal.