Par Corinne Delmas [1]
L’affirmation de la victime comme « nouvelle figure, centrale pour qui veut comprendre les sociétés contemporaines », a fait l’objet de nombreux commentaires [2]. Issu d’un colloque tenu en 2006, cet ouvrage collectif éclaire les mobilisations de victimes avec ses treize chapitres explorant les modalités contrastées d’émergence de ces dernières. Comme le souligne l’introduction, « le statut de victime est d’autant plus recherché ou invoqué qu’il ouvre à des rétributions de nature diverse - morales et symboliques, mais aussi parfois matérielles. On conçoit dès lors qu’il ne soit pas octroyé à la légère, et que son invocation doive pour être validée se fonder sur des formes d’attestation solides » (p. 13).
Diverses catégories d’acteurs participent à ce « processus de production statutaire » (p. 44) parmi lesquels de nombreux experts : juristes, médecins, historiens, anthropologues... La première partie de l’ouvrage, consacrée à cette « convocation des experts », apporte plusieurs éclairages sur la « dynamique des places, par laquelle se règle le rapport du professionnel aux victimes » (p. 31). Dans son chapitre introductif, Nicolas Dodier souligne la diversité de leur positionnements de défenseurs de la victime, voire de « militants experts » s’engageant « dans toute une série d’actions destinées à organiser la défense et la mobilisation des victimes, à travers notamment des réseaux militants » (p. 31) ; les acteurs associatifs peuvent inversement se professionnaliser et passer de la position d’aidant à celle d’experts comme le montre Jérôme Valluy à propos des associations de défense des exilés. A l’inverse, Daniela Cuadros Garland éclaire les usages militants multiples de l’expertise des droits de l’homme et montre comment des psychologues, des psychiatres et des avocats ont investi la posture de militant experts face aux violences de l’Etat chilien et participé à la construction de réseaux. Guillaume Mouralis analyse pour sa part l’effacement des victimes dans l’épuration judiciaire consécutive à l’unification allemande. Cet oubli s’expliquerait entre autres par les particularités du système juridique allemand ainsi que par une « illusion d’optique » de magistrats et d’un personnel politique faisant droit à des associations de guerre froide qui, tout en exerçant un quasi-monopole sur l’expertise, ne représentaient qu’une minorité de victimes. Philippe Ponet montre combien « la prise en compte du travail associatif permet [...] de rompre avec l’idée d’une « immaculée » expertise » (p. 73). Les prétendants au statut de victime de dommage corporel doivent ainsi « parvenir à s’ajuster dans le cours même de l’expertise aux attentes de l’expert et ainsi trouver la posture victimaire « juste », c’est-à-dire des manières d’être et de faire qui convaincront l’expert de la normalité de ses prétentions d’indemnisation » (p. 81). La délimitation du groupe de victimes pertinentes évolue temporellement ; c’est ce que montre le cas précité des demandeurs d’asile, confrontés à une définition plus restrictive du statut de réfugiés politiques chez des acteurs associatifs qui, enrôlés dans le dispositif public de gestion des centres d’accueil, en viennent à assimiler les manières de pensée administratives et juridictionnelles.
Si les formes d’expertise mobilisées sont diverses, le droit constitue le principal instrument d’attestation du statut de victime. Il peut être perçu tant comme une ressource que comme une contrainte dans le processus de catégorisation. Ainsi, la deuxième partie de l’ouvrage, introduite par Violaine Roussel, éclaire la labellisation, ses effets symboliques mais également sa traduction dans des dispositifs pratiques. Gaëlle Dequirez y examine la circulation du registre victimaire des tamouls sri-lankais en France. Elle montre combien ce discours, marqué par son contexte d’émergence belliciste, est peu adapté aux attentes des élus locaux et aux exigences de l’espace national des mouvements sociaux, par opposition au positionnement de jeunes militants sur des thématiques plus consensuelles, définies comme « humanitaires » et moins politiques... Paola Diaz et Carolina Gutierrez Ruiz analysent la mobilisation de l’Association chilienne des familles des détenus disparus. Les actions de protestation contribuent à publiciser la disparition « comme problème à caractère politique » (p. 8). Cependant, la catégorisation des détenus oscille entre la figure politique du résistant et celle de la victime qui s’impose progressivement dans un contexte d’essor global de la défense des droits de l’homme, contribuant à la fois à généraliser et à dépolitiser la cause, en passant « sous silence le passé militant de la plupart des détenus disparus » (p. 143). Les autres chapitres insistent sur cette relative dépolitisation de la cause inhérente au répertoire victimaire ; Frédéric Vairel l’aborde à propos de la violence d’Etat au Maroc. L’usage de la notion de victime peut pourtant constituer un fondement essentiel du passage à l’action comme le rappellent Gwenola Le Naour et Sandrine Musso à propos d’associations telles qu’Act Up ; « c’est en revendiquant une identité stigmatisée, en politisant la séropositivité, que la stratégie de retournement du stigmate sert la cause » (p. 165), à condition toutefois ici de ne pas distinguer entre les « bons » et les « mauvais » malades. Ainsi, l’échec de « Femmes positives » à mobiliser des soutiens parmi les autres associations de lutte contre le sida s’expliquerait notamment par la désignation d’autres malades comme coupables de contaminations volontaires. Au fond, ce qui leur est ainsi reproché, c’est le fait que leur mobilisation s’apparente aux recours classiques des associations de victimes ...
Pointé par Sandrine Lefranc et Lilian Mathieu, « le jeu de la revendication et de l’assignation met en évidence la dimension paradoxale des mobilisations de victimes : le statut de victime présuppose de la part du bénéficiaire une certaine passivité. » (p. 23). La victime, sujet d’imputation avant d’être un sujet politique, a subi des dommages graves, et ne peut occuper en même temps la place du persécuteur [3] . « La souffrance, le pathos définissent sa condition victimaire. » (p. 23) A rebours, la troisième partie de l’ouvrage - dont on pourrait regretter accessoirement qu’elle ne soit pas plus exhaustive- éclaire les mobilisations de victimes et propose d’ « aborder à nouveaux frais la question des émotions, c’est-à-dire en se gardant des deux écueils du psychologisme pathologisant (qui appréhende les acteurs des mobilisations comme les sujets passifs d’un surgissement émotionnel) et de l’utilitarisme cynique (qui ne conçoit les émotions que sous l’angle de leur instrumentalisation. » (p. 25-26). Christophe Traïni y insiste sur l’intérêt d’étudier les mobilisations de victimes pour éclairer la complexité des jeux d’émotion. Ces derniers peuvent entretenir des attitudes ambivalentes, comme en attestent les sentiments d’indignation résultant de la dénonciation du « génocide sikh ». Selon Laurent Gayet, la mobilisation au nom de ces victimes trahit autant une forme d’arrachement que d’attachement au pays d’origine des parents. Stéphane Latté révèle pour sa part les divers enjeux de la commémoration des victimes de la catastrophe d’AZF, notamment l’hommage, mais aussi conjurer la responsabilité de professionnels d’une industrie chimique meurtrière. C’est dire combien la banalisation de la mobilisation de victimes comme objet de recherches peut enrichir l’analyse des mouvements sociaux. Elle permet notamment, selon C. Traïni, de tester la pertinence et les limites de notions telles que le « choc moral » proposé par James Jasper [4] . La transformation des réactions suscitées par un tel choc « compte tenu justement de l’instabilité des jeux d’émotions », n’est en effet « ni immédiat(e), ni gagné(e) d’avance, ni irréversible » (p. 189). « De là, découle la nécessité d’une analyse distinguant, d’une part les réactions affectives éprouvées antérieurement à l’activisme (notamment, mais non exclusivement, au cours du « choc moral »), et d’autre part les émotions qui se forment ou se renforcent à travers l’édification de la cause et qui, si elles constituent souvent une forme de réplique aux premières, produisent souvent des effets qui les dépassent très largement. » (p. 189).
Cet ouvrage confirme l’apport de la sociologie politique et morale de Luc Boltanski et Laurent Thévenot pour appréhender cette transformation d’une souffrance individuelle en cause collective, par la construction d’une représentation de la victime. Attestant l’essor de ce champ de recherche et le renouvellement des perspectives en matière de sociologie des mobilisations [5] , il démontre « en quoi la constitution de causes de victimes, comme d’ailleurs toute forme de mobilisation sociale, est loin d’aller de soi » [6] . Il illustre la fragilité de cette construction, qui résulte d’une relation sociale et de contraintes dans lesquelles sont pris les acteurs (juges, acteurs associatifs, experts...) [7]. Il éclaire également, et ce n’est pas le moindre de ses mérites, toute la difficulté à rendre compte scientifiquement de processus qui se donnent à voir socialement à travers le filtre de qualifications morales : « victime », « coupable » [8]...