Par Samuel Coavoux [1]
Si l’espace a sa science, la géographie, n’en reste pas moins une « dimension inhérente aux rapports sociaux », comme l’écrivent dans leur introduction Fabrice Ripoll et Sylvie Tissot. Il s’agit en cela d’une dimension mobilisée dans l’ensemble des disciplines des sciences sociales. Ce numéro de la revue Regards Sociologiques s’attache à mettre en avant cette dimension spatiale en revisitant la notion de capital d’autochtonie.
Déclinaison populaire du capital symbolique, le capital d’autochtonie désigne « l’ensemble des ressources que procure l’appartenance à des réseaux de relations localisées », comme l’explique Nicolas Renahy dans l’article d’ouverture. L’auteur des Gars du coin [2] retrace l’histoire intellectuelle du concept, dont l’inspiration est née dans les années 1980 dans une série de travaux sur la chasse coordonnée par Jean-Claude Chamboredon. Un courant critique, refusant la réduction bourdieusienne de la culture populaire à la « nécessité » et lui préférant l’inspiration anthropologique du premier Bourdieu, ethnologue de la Kabylie, s’est alors appliqué à mettre en avant les ressources spécifiques aux classes populaires, et en particulier l’importance de l’appartenance au groupe localisé. C’est cependant Jean-Noël Retière, référence commune à tous les auteurs du dossier, qui a le premier systématisé cette analyse, dans sa thèse sur l’élite ouvrière d’un village breton [3]. Il constatait alors déjà, comme le fera Renahy un terrain similaire, la dévaluation relative de ce capital à la suite de la désindustrialisation et de ses effets sur la cohésion de la classe ouvrière. L’engagement dans la communauté n’en reste pas moins une ressource pour l’accès aux biens rares, emplois publics ou promotion au rang de contremaître par exemple.
Les articles suivants se fondent sur la très bonne synthèse de Renahy pour proposer des usages empiriques du concept de capital d’autochtonie, ou du moins de mobilité. Caroline Mazaud constate ainsi l’importance de cet ancrage local pour les artisans en milieu rural, à partir de l’étude d’une cession d’entreprise de plomberie à un jeune artisan local plutôt qu’à des entrepreneurs étrangers. C’est que l’appartenance à une communauté locale est ce qui assure à l’artisan sa position sociale, et notamment sa clientèle. Le développement du capital d’autochtonie, à travers par exemple l’engagement civique, s’avère dès lors nécessaire. Là encore, cependant, la « rurbanisation », l’installation nouvelle de jeunes urbains modifie le paysage, et confirme que l’autochtonie ne peut fonctionner comme ressource, et donc se constituer comme capital, que dès lors qu’elle est reconnue comme telle par la communauté.
Ces analyses forgées dans les classes populaires de milieu rural ou périurbain sont confirmées, dans l’article de Sylvie Fol, pour les milieux urbains. Comparant les banlieues parisiennes « rouges » et celles de San Fransisco, l’auteur montre comment c’est la mobilisation des réseaux sociaux locaux qui permet d’assurer une certaine mobilité à des travailleurs pauvres et souvent démunis de modes de transport individuels. Ces réseaux familiaux et amicaux permettent ainsi de répondre, dans une certaine mesure, à une injonction de mobilité professionnelle dans un contexte de chômage de masse. Sophie Orange consacre alors l’article suivant à mettre en lumière les contradictions d’une telle injonction, typique du « nouvel esprit du capitalisme » ; à travers l’étude des formations en sections de techniciens supérieurs. Les lycées qu’elle étudie, dans le Poitou, insiste considérablement sur la dimension internationale de leur formation, à travers un stage à l’étranger. Ces filières ont pourtant le recrutement le plus populaire de l’enseignement supérieur (presque 50% d’enfants d’ouvriers et d’employés) : elles forment des individus plutôt ancrés localement, et ces enfants de classes populaires sont les moins enclins à effectuer de tels stages. Mais surtout, le discours ouvert des établissements est en contradiction flagrante avec leurs pratiques de recrutement ; les enseignants mettent sans cesse en avant l’ancrage local des étudiants, sont rassurés par leurs relations antérieures avec les élèves issus du même lycée, qu’ils connaissent donc personnellement, et se méfient des jeunes par trop aventureux qui viendraient d’une autre région : pourquoi voudraient-ils venir étudier si loin ?
Deux articles tentant d’étendre la notion de capital d’autochtonie aux classes supérieures closent le dossier. Sylvie Tissot, étudiant le processus de gentrification du South End, à Boston, montre à partir du cas d’un conflit autour de l’implantation d’une association de réinsertion de sans-abris la construction des notabilités dans un nouveau quartier bourgeois. L’ancienneté n’est pas seulement une variable dépendant du nombre d’années passées dans le quartier, mais une construction fondée sur l’engagement local. Dans ce conflit, ce sont deux groupes de notables, au capital constitué parallèlement dans la lutte pour la gentrification (négociation avec la ville pour la rénovation des immeubles, associations de quartiers, etc.), qui s’opposent. Dans de tels conflits sociaux spatialisés, le capital d’autochtonie apparaît donc comme une ressource y compris pour les classes supérieures, et en l’occurrence au détriment des classes populaires, anciennement majoritaires dans le quartier, que la constitution d’associations de voisinage bourgeoises et blanches ont rendu muettes.
L’article, enfin, d’Anne-Catherine Wagner, s’inscrit dans un ensemble de recherches bien connues sur Les classes sociales dans la mondialisation [4] et porte plus précisément sur les mobilités des classes supérieures. La grande bourgeoisie, comme l’ont montré les travaux des Pinçon et Pinçon-Charlot [5], se définit de manière internationale : voyages, expatriation, mariages internationaux, échanges universitaires. Cette grande mobilité, explique Wagner, est le propre des classes supérieures dans la mesure où elles seules parviennent à la transformer en capital, en ressource mobilisable. Elle permet notamment, dès le plus jeune âge, les écoles privées accueillant nombre d’élèves étrangers, de constituer un capital social cosmopolite. Ces rencontre entre enfants de classes supérieures de pays différents participe également de la socialisation amicale, apprenant aux enfants à conserver un lien distancé, faible dirait les théoriciens des réseaux sociaux : on ne peut s’attacher à une amitié quand on peut être amené à déménager à l’autre bout du monde. La mobilité accroît aussi considérablement l’offre sur le marché des études comme de l’emploi. A l’âge adulte, elle est incarnée par les clubs qui, disposant de partenariats internationaux, permettent de retrouver partout un entre-soi. Cependant, ces capitaux ne peuvent valoir, comme le montre l’auteur, que par leur ancrage national : la maitrise d’une culture nationale particulière, la leur, est souvent ce qui est valorisé chez les cadres expatriés, et seules les élites autochtones, du moins en France, peuvent prétendre aux postes les plus prestigieux (les grands patrons des entreprises françaises, par exemple, sont anciens élèves de l’ENA et de Polytechnique, membre des grands corps d’état, etc.). Cet article, passionnant par ailleurs, s’éloigne cependant de la question de l’autochtonie, qu’il définit trop largement comme attachement à une culture nationale : la dimension spatiale des ressources locales doit donc être appréhendée à différentes échelles, et la notion d’autochtonie ne saurait suffire à cela, même si le dossier de Regards Sociologiques convainc le lecteur de sa pertinence et de son actualité.