Par Igor Martinache
Il est des films qui attirent parfois simplement par l’énigmatique poésie de leur titre. Ainsi en va-t-il de Mon frère est fils unique, dont la réussite dépasse cependant largement le générique. Tout commence en 1962 dans un séminaire, où Accio (Elio Germano), passioné de latin, se prépare à la prêtrise. Jusqu’au jour où son frère, Manrico (Riccardo Scarmacio), en lui rendant visite, lui donne une photo de sa prétendue petite amie... Revenu vivre avec son frère et sa soeur et leurs parents dans le modeste et délabré appartement de Latina, ville ouvrière construite par Mussolini (enfin, c’est une manière de parler...), Accio montre qu’il mérite bien le surnom dont on l’a affublé tout petit : « la Teigne ». En conflit avec sa famille, celui-ci passe le plus clair de son temps avec Mario (Luca Zingaretti), qui, quand il ne vend pas des draps sur le marché, milite activement au sein du parti néofasciste. Au contact de ce père de substitution, Accio devient à son tour un fervent nostalgique du régime mussolinien, alors même que son frère est une des têtes de file de la cellule locale du parti communiste.
On voit ensuite grandir ces frères que tout semble opposer - car en plus de leurs idéaux politiques divergents, Manrico est aussi charismatique et séducteur que son cadet n’est timide et « polard ». Et derrière cette fratrie improbable pour le spectateur français, c’est bien un portrait de l’Italie des « années de plomb » qu’esquisse avec brio Daniele Luchetti. Des années de bouillonnement politique intense, mais où la violence politique d’extrême gauche comme d’extrême droite a aussi battu son plein [1]. Adaptation du roman autobiographique d’Antonio Pennachi, Mon frère est fils unique offre une peinture édifiante de la société italienne où, vu du référentiel hexagonal, les contraires semblent s’entremêler et les paradoxes s’accumuler. Ainsi est-on surpris de voir évoluer cette famille nucléaire dont les parents sont catholiques, mais fiers du militantisme communiste de leurs deux aînés, sans rejeter pour autant radicalement leur benjamin fasciste. Comme si d’une certaine manière la famille primait sur toute autre forme d’appartenance et d’engagement.
Tout aussi étonnante peut apparaître la relation ambiguë qu’entretiennent Accio et Francesca (Diane Fleri), la petite amie (véritable cette fois !) de son frère, pourtant communiste fervente. Elle donne ainsi à penser qu’au-delà des divergences, c’est bien le même besoin d’un idéal quasi-religieux qui réunit les militants extrêmistes des deux bords. Manière de conteste tout en restant fidèle à la société bourgeoise de leurs parents dont l’eschatologie catholique les a sans doute trop imprégnés [2]. On voit d’ailleurs à travers l’itinéraire d’Accio combien l’idéal politique est en fait secondaire par rapport aux relations humaines qu’il peut nouer, à ce besoin quasi-irrépressible d’appartenir à une communauté que dévoile notamment une scène où il paraît désemparé lorsque, demandant à être encarté dans un mouvement politique, il se voit répondre négativement pour la bonne raison qu’il ne s’agit pas d’un parti...
De nombreux thèmes sociologiques sont ainsi abordés dans ce film, de la nature complexe du lien familial à la manière dont se contredisent ou se renforcent les différentes couches de socialisation successives [3], mais on y retrouve aussi l’épopée d’un pays particulier, où société, politique et religion semblent faire corps dans une commune passion. François Mauriac écrivait ainsi qu’une oeuvre vaut « dans la mesure où une destinée s’y reflète », et c’est bien à celle de la société italienne que Mon frère est fils unique sert de miroir. On ne peut s’empêcher de penser ici à la fiction fleuve mais captivante de Marco Tullio Giordana, Nos meilleures années (2003), ou à Nous nous sommes tant aimés (1974) d’Ettore Scola, qui racontent eux aussi ce pan encore à vif de l’histoire italienne à travers la présentation de trajectoires individuelles. Avec un tel patronnage, Daniele Luchetti confirme qu’il appartient à la cour des grands.