Par Emmanuel Brandl [1]
Le volume LIII de la revue Civilisations, qui a pour titre « musiques populaires », porte en réalité sur les usages sociaux des musiques et des danses « populaires » dans une perspective transnationale. La perspective adoptée consiste non à considérer la musique et la danse en tant que telles, mais plutôt de s’appuyer sur l’analyse de leurs transformations historiques comme d’un révélateur du social : la musique et la danse sont donc avant tout restituées dans leur contexte socio-historique et socio-culturel et analysées comme des pratiques sociales dont la compréhension n’est pas nécessairement liée à une analyse formelle. Les textes ont ainsi tous l’avantage de permettre de prendre un large recul avec les taxinomies véhiculées habituellement dans les mondes de l’art en restituant point par point les différents processus de (re)construction socio-historique par lesquels s’établit ce qu’il est à un moment donné convenu d’appeler une « tradition » (musicale ou chorégraphique).
C’est ainsi que l’analyse de l’émergence d’une musique urbaine comme le néo-mawal en Egypte par Nicolas Puig, de ses réseaux de diffusion et de ses modes de classement, révèle la force des présupposés sociaux qui jettent l’opprobre sur la musique « populaire » et renvoie alors cette dernière aux marges des institutions culturelles (tel président du syndicat égyptien des métiers de la musique devra redéfinir cette musique comme « pop orientale » et jamais en parler comme d’une musique « populaire »), politiques (le ministère de la Culture ne promeut que des musiques académiques et folklorisées valorisant des valeurs traditionnelles) et à des réseaux de diffusion marginaux.
Kali Argyriadis analyse quant à lui les transformations du statut de la musique africaine « Yoruba » à Cuba (opposée aux « Congos » synonyme d’une musique laide, honteuse, sale et sorcière) influencées par les stéréotypes raciaux et effectuées « conformément aux critères esthétiques occidentaux » (p. 69). Cette musique s’inscrit dans un processus de reconstruction par les institutions (commerciale et nationale) et les intellectuels (chercheurs universitaires) d’une tradition musicale afro-cubaine. La légitimation de cette musique passe par un contexte socio-politique particulier (la « chasse aux sorcières » qui fait rejeter l’immigration nord américaine et valoriser les « racines » africaine de l’île) mais aussi par une sélection implicite d’instruments (certains tambours) et de pratiques de chant et de danse (les orichas) qui réduit les pratiques religieuses d’origine africaine aux conditions d’une expression musicale supposée « savante ». C’est cela qui donnera ce que l’on connaît sous le nom de « rumba ».
L’analyse des requalifications successives du tango et de la réapparition d’une « tradition », celle du « bal », est restituée par Christophe Apprill. Ce dernier montre comment musique et danse se sont différenciées puis rapprochées dans un rapport de force qui est allé dans le sens inverse des hiérarchies symboliques habituelles : « en France, en bousculant la hiérarchie traditionnelle, la danse a affirmée sa prééminence sur l’univers musical. En orientant, la programmation des bals vers les orchestres considérés comme "dansables", elle a instrumentalisé la musique pour servir son entreprise de distinction » (p. 90). Chacune de ces pratiques aura alors connue de profondes transformations. En effet, la danse est épurée de sa sensualité et rendue conforme aux normes corporelles de l’époque du 19ème siècle quand la musique prend ses distances d’avec ses aspects fonctionnels : le temps fort, dont les danseurs ont besoin, est abandonné. C’est ainsi que le tango, né en milieu populaire s’impose dans le « bonne société ». L’expression « tango argentin » à d’ailleurs eu pour fonction de distinguer ce dernier des autres styles « qui sont relégués dans les sphères dépréciées d’une sociabilité populaire » (p. 84).
Elisabeth Cunin étudie les mécanismes de réappropriation de la Champeta (définie comme une musique urbaine, moderne et commerciale d’origine africaine venue du Congo et associée à la Caraïbe) en fonction des attentes supposées du public de Kinshasa, Cartagena et Paris. Il s’agit là non « d’étudier l’origine et le maintien de traits culturels en Afrique et en Amérique, mais d’analyser les représentations de l’Afrique et de l’Amérique qui caractérise de tels flux transatlantiques » (p. 98) en focalisant son attention sur le rôle des « entrepreneurs culturels qui contribuent à l’émergence d’un nouveau genre musical tout en construisant l’univers normatif et identitaire associé à cette musique » (p. 99). On y voit comment la réception d’une musique repose éminemment sur un « ordre socio-racial », sur la place accordée à « l’autre », et sur l’imaginaire des publics (ici afro-américains).
Le poids des stéréotypes raciaux est révélé par l’analyse des relations entretenues entre musiques cadienne, créole et zydéco dans la musique franco-louisianaise. En restituant le contexte socio-culturel et socio-politique du Sud-Ouest de la Louisiane, Sara Le Menestrel montre en effet comment la nature des relations qu’entretiennent les musiciens entre eux, donc la nature des relations sociales propres à la pratique musicale, sont marquées par des facteurs culturels, raciaux et sociaux lourds. Un musicien blanc ne joue pas avec un musicien noir (et vice versa) : la transgression de la « ligne de couleur » est risquée. De fait, le domaine musical louisianais devient une espace social où se développent des stratégies d’approche et de négociations entre musiciens noirs et blancs pour jouer ensemble et éviter d’être mis en danger.
La réappropriation des « danses d’ailleurs » par les scènes occidentales à partir de la fin du 19ème siècle entraîne, selon Anne Décoret-Ahiha, une réévaluation des critères esthétiques propres aux formes occidentales de danse, et l’évolution de la dénomination des « danses d’ailleurs » en « danse exotique », « danse ethnique » et « danse du monde », qui s’appuient sur le paradigme de l’authenticité, « renseigne sur nos manières de construire et d’inventer l’altérité » (p. 163). L’article se clos sur analyse fine et sur une critique en règle des mises en scènes de l’« authenticité » vendues par les agences de voyage et pleines de primitivisme ou d’orientalisme. Si dans ces contextes, il est possible de penser alors que tout est faux, il n’en est pas moins vrai que ce « faux authentique » peut s’inscrire dans des tractations intervillageoises qui peuvent générer des resocialisations et de reformulations identitaires.
On constate donc que les six contributions qui composent l’ouvrage décrivent un processus transversal à toutes les pratiques : elles sont toutes « travaillées » par des rapports sociaux (l’appartenance à un groupe social au sein d’une hiérarchie), culturels (l’interaction entre des appartenances identitaires différentes, des schèmes de perception et d’appréciation différents), « de couleur » (dans le Sud-Ouest de la Louisiane musiciens noirs et blancs ne peuvent se mélanger), et institutionnels (avec le rôle des institutions culturelles et politiques comme le ministère de la Culture dans la détermination des courants musicaux et chorégraphiques [2]). Mais les articles démontrent aussi combien les cultures populaires alimentent le répertoire musical et chorégraphique des groupes sociaux dominants, et participe d’une réévaluation de ses critères esthétiques. Soulignons enfin l’intérêt des photographies qui ont valeur de document ethnographique lorsque l’on voit des musiciens noirs cubains jouer la rumba : l’histoire se révèle dans des corps en action.
Avant de conclure, invitons le lecteur à s’attarder sur l’introduction de Sara Le Ménestrel. Le travail de synthèse des approches anthropologiques des « musiques populaires » effectué est une réussite car il restitue bien toute la diversité des approches, permet de remarquer l’avancée des réflexions des auteurs anglo-saxons, et dégage des pistes pour une socio-anthropologie de la musique qui invitent à revoir certaines oppositions (entre musique populaire et musique savante par exemple), pour une plus grande prise en compte de la pluralité dans l’analyse de ces musiques. Ce à quoi nous adhérons.
In fine, se pose à nous la question de la caractérisation des pratiques abordées dans ces articles : comment caractériser globalement ces musiques et danses qui ne sont finalement ni « populaires », ni « savantes », mais un peu les deux à la fois [3], issues des cultures populaires, mais jamais reconnues en tant que telles puisque leur reconnaissance enferme en elle-même un processus de transformation : c’est en effet moins une culture que l’on reconnaît, qu’une pratique culturelle (influencée de facteurs sociaux, culturels, politiques, économiques...). Toute reconnaissance est en effet d’abord une identification (on identifie une pratique « en tant que telle ») qui participe de la sorte d’une différenciation et d’une spécialisation des sphères d’activité sociales et culturelles et transforme ainsi la nature des relations qu’une pratique entretient avec son environnement, et par là, la pratique elle-même, et sa signification. L’analyse binaire entre « populaire » et « savant » perd de sa pertinence, une autre catégorie reste à construire [4]. Il serait donc intéressant de mener un travail de rassemblement des données des chercheurs en sciences humaines et sociales qui permette de caractériser et conceptualiser ce processus général qui touche aussi bien les musiques et danses « d’ailleurs », que le jazz, le rock, ou le hip-hop, mais aussi la Bande Dessinée, la photographie, ou le cinéma... [5]
Remarquons pour terminer qu’ici, la musique (comme la danse) n’est pas analysée « en elle-même », comme pourrait le faire d’une certaine façon une sociologie de la musique [6], ou mieux encore une musicologie (à la différence d’une ethnomusicologie), qui privilégiera alors « une réflexion sur l’artiste en tant que personnalité créatrice libre de toute contrainte sociale et exprimant sa propre individualité » (p. 18). Le degré de spécialisation du travail de recherche, qui fait écho à une certaine division du travail de recherche, détermine donc le degré de spécialisation de l’analyse menée, et donc les problématiques et les objets que les chercheurs sont amenés à construire. Ici la musique (comme la danse) est de fait moins prise comme objet d’analyse que comme outil d’analyse. Nous rejoignons donc le souhait formulé par Sara Le Menestrel : que les différentes approches scientifiques du fait musical entrent en dialogue, pour se confronter et se compléter.