Par Damien Simonin [1]
Mutantes est le deuxième film de Virginie Despentes, après l’adaptation qu’elle a réalisé avec Coralie Trinh-Thi de son premier roman Baise-moi (France, 2000). Ce documentaire, composé d’entretiens et d’extraits de films ou de performances, a été réalisé entre 2005 et 2009 aux États-Unis, en France et en Espagne principalement, avec notamment Marie-Hélène Bourcier [2] (pour une partie des entretiens) et Beatriz Preciado [3] (créditée « conseillère genre »). Il sort le 6 octobre en DVD, après une diffusion exclusive sur Pink TV en décembre 2009.
Le film s’inscrit dans la suite de son essai autobiographique King Kong théorie [4], en proposant une présentation historique du « féminisme porno punk » depuis les années 1970. Plus précisément, il porte sur quelques actrices du « mouvement post-porn », qu’on pourrait notamment caractériser par des usages critiques des représentations explicites d’organes sexuels et de pratiques érotiques. Autrement dit, les différentes formes de réappropriations politico-esthétiques des pratiques et des représentations sexuelles dans le « féminisme pro-sexe, pro-putes, SM ou lesbien », au cinéma, en photographie, en musique, dans des performances, ou encore des écrits théoriques ou littéraires.
L’auteure expose sa position d’emblée : « le corps, le plaisir, la représentation pornographique et le travail sexuel sont des outils politiques dont on doit s’emparer », « un front de résistance important pour le féminisme » [5]. Elle retrace alors une histoire subjective de ce mouvement, à commencer par son émergence sur la Côte Ouest des États-Unis dans les années 1980. Annie Sprinkle, Scarlet Harlots, Norma Jean Almodovar, Carol Queen ou Candida Royalle ont choisi d’expérimenter différentes formes de prostitution, tout en militant dans des mouvements de travailleuses du sexe, féministes et/ou lesbiens. Il s’agissait alors surtout pour elles de distinguer les luttes féministes et l’opposition à la prostitution ou à la pornographie, d’affirmer la légitimité de ces pratiques aussi bien comme outils de luttes féministes que comme sources possibles de plaisir pour des femmes. Depuis, « le féminisme pro-sexe a traversé l’Atlantique. Ses héritières européennes mixent punk-rock, politique des genres et cultures trans-pédé-gouine, pour rendre visibles des pratiques sexuelles dissidentes. »
Le documentaire présente alors quelques unes des perspectives variées qui se sont développées dans différentes villes d’Amérique du Nord et d’Europe de l’Ouest : des auteures de porno butch/fem (Jackie Strand) ou de punk lesbien (Lynnee Breedlove), de films SM, fétichistes ou de bondage (Maria Beatty, Betony Vernon, Madison Young), des portraits de drag kings ou de trans (Del Lagrace Volcano), mais aussi le point de vue d’actrices venues du porno mainstreamm français (Nina Roberts, Coralie Trinh Thi), ou encore des productions européennes comme le collectif Dirty Diaries produit par Mia Engberg (Suède, 2009), ou The queer X show réalisé par Émilie Jouvet (France, 2009). Enfin, le film porte une attention particulière sur la scène barcelonaise contemporaine, avec des auteures comme Itziar Ziga ou Maria Llopis, ou des collectifs queer comme Post OP ou la Quimera Rosa.
L’un des intérêts de ce film est certainement son sujet : si le « féminisme post-porn » existe aussi en France, ses actrices et ses productions y sont encore relativement peu diffusées, traduites et appropriées. V. Despentes donne ainsi à voir la diversité des personnes et des collectifs qui le constituent, et la similarité de leurs perspectives malgré des différences de générations, de lieux de vie et de création, de supports matériels et de références culturelles, d’usages du genre et des sexualités, ou de positionnements esthétiques ou politiques. On note également le caractère personnel de ce film, en adéquation avec le parcours, la position et les envies assumées de son auteure et des personnes qu’il présente, sans hiérarchiser entre discours théoriques, pratiques politiques et productions culturelles, ou entre personnalités historiques reconnues et initiatives locales émergentes. Reste à voir dans quelle mesure Mutantes, comme les différentes productions culturelles qui le constituent, permettent de « construire des identités de résistance ».