Par Nicolas Crochet-Giacometti [1]
L’auteur de cet ouvrage, Dominique Guillo, directeur au CNRS, s’occupe de questions en lien avec la sociologie de la connaissance scientifique et appartient au GEMAS (Groupe d’Etude des Méthodes de l’Analyse Sociologique). Cet ouvrage s’inscrit ainsi dans ses perspectives de recherche puisqu’il ambitionne, à l’heure où le retour (ou l’arrivée) supposée du créationnisme fait trembler tant les milieux intellectuels que politiques en France, de mettre en perspective les théories de l’évolution (dites néo-darwinienne) avec les croyances ordinaires. L’objectif de l’auteur est donc de s’interroger sur la façon dont s’articulent connaissances (croyances ?) scientifiques et croyances (connaissances ?) ordinaires. L’auteur montre que si en France les individus se disent globalement en accord avec la théorie de l’évolution et en opposition au créationnisme, le contenu du discours des acteurs montre que ceux-ci expriment des points de vue qui sont parfois plus proches du discours créationniste que du discours scientifique sur l’évolution.
La première partie de l’ouvrage fait ainsi un rappel éclairant et instructif de ces théories (qui se rappelle que le chameau est plus proche des baleines, généalogiquement parlant, que des chevaux). Il n’est pas question d’évaluer ces théories mais de mettre à jour, dans un langage accessible à tous, les principales conclusions des théories contemporaines de l’évolution ainsi que des points de discussion à l’intérieur même de ce paradigme scientifique. Rappelons ainsi les conclusions sans les détailler ici : transformation des espèces (ou plus précisément des populations, des individus et des gènes), existence d’une sélection naturelle, absence de hiérarchie entre les espèces, pas de complexification obligatoire des individus, remise en cause de l’anthropomorphisme et rupture avec l’idée de finalisme. Et c’est sur ces derniers points que l’analyse reviendra particulièrement dans la comparaison entre connaissance scientifique et croyances ordinaires que propose l’auteur. En effet, la (les ?) théorie(s) darwinienne remet(tent) en cause l’idée que l’évolution suit un schéma programmé par avance qui tendrait vers une complexité croissante et vers l’homme comme aboutissement de l’évolution.
Dans les quatre parties suivantes, l’auteur rentre plus en avant dans son sujet en essayant de mettre à jour la différence et les ressemblances entre les conclusions précédemment exposées et le discours des acteurs. Pour cela Dominique Guillo s’appuie sur quatre sources différentes allant des manuels scolaires de primaire et de terminale au courrier des lecteurs de Science & Vie suite à un dossier sur l’évolution. L’auteur montre ainsi que, globalement, si les acteurs s’accordent sur l’idée d’une évolution des espèces, une majorité d’entre eux mettent en même temps en avant, sans y voir de contradiction, un finalisme dans l’évolution, de l’anthropomorphisme et/ou l’idée d’un progrès inscrit dans l’évolution. Malgré le peu de cas traités, l’ouvrage montre ainsi qu’il existe une distinction entre la revendication des acteurs d’adhérer à une idée, une théorie (ici l’évolutionnisme) et le discours par lequel ils justifient cette appartenance.
La dernière partie tente d’abord de trouver des explications à la distinction entre créationnisme et évolutionnisme. En effet, puisque les discours sont parfois semblables, il paraît important de prendre du recul par rapport aux taxinomies utilisées par les acteurs et de comprendre comment celles-ci se forment. Ainsi, D. Guillo montre que ce qui oppose les individus du grand public entre évolutionnisme et créationnisme ne tient donc pas au discours mais essentiellement à des effets de prises de position. En effet, le fait de se déclarer créationniste ou évolutionniste renvoie à des valeurs et des positions politiques et religieuses antagonistes. Se met donc en place une polarisation des points de vue qui n’est pas liée au discours. Ainsi le fait que le créationnisme soit rattaché dans l’esprit des Français au fondamentalisme religieux conduit certains à se positionner comme évolutionnistes alors que leur discours est plus proche de celui des créationnistes. De même, dans une optique interactionniste, l’auteur montre qu’un individu peut se déclarer en faveur d’une chose dans une situation donnée et en sa défaveur dans une autre situation. De même, la frontière entre créationnisme et évolutionnisme en France, change selon que l’on soit athée ou croyant. Ces idées devraient remettre en question les discours sur l’avancée du créationnisme et permettre plus largement de s’interroger et de prendre du recul sur des taxinomies déjà existantes dans l’espace public.
L’autre conclusion à laquelle l’auteur parvient a trait à la différence entre croyance ordinaire et connaissances scientifiques. En effet, la distinction entre discours savants et ordinaires ne serait pas à mettre au crédit d’une résistance de la croyance ordinaire à la pensée scientifique mais au fait que les individus (le grand public) ont une connaissance parcellaire, imprécise, de la théorie scientifique et ne sont pas sûrs de leur propre croyance. Cette imprécision serait compréhensible car les croyances ordinaires et scientifiques se distinguent par des degrés d’implication, les individus n’ayant souvent ni l’intérêt ni l’attention logique (la plupart du temps) des scientifiques. Cela est visible notamment lors des entretiens où ce qui ressort apparaît imprécis et plus lié à l’obligation de répondre qu’à une véritable conviction. L’auteur utilise le terme d’apensé (ce terme d’apensé apparaît toutefois sémantiquement flou et n’apporte pas grand chose à la réflexion) pour comprendre cette imprécision des croyances ordinaires. Comme le fait remarquer l’auteur, les individus ont moins des croyances fausses que des croyances imprécises. Cette notion et ces conclusions peuvent alors être réutilisées par la sociologie pour comprendre que le discours des acteurs, notamment lors des sondages, ne reflète pas forcément une pensée précise et claire. [2]
Toutefois, on regrettera l’absence d’autres réponses pour comprendre cette distinction entre les discours scientifiques et ordinaires. Par exemple le recours à une notion comme le darwinisme social, doctrine montrant que l’hérédité, c’est-à-dire les caractères innés, a un rôle prépondérant et que les peuples les moins adaptés restent figés s’ils ne sont pas tout simplement éliminés par les peuples les mieux adaptés, aurait peut-être permis de comprendre la confusion des acteurs dans les croyances ordinaires, entre évolution et finalisme. Il n’empêche que les conclusions méthodologiques restent pertinentes pour la sociologie et permettent de traiter du discours des acteurs en en cherchant les ressorts. Le point de vue exprimé par l’auteur mérite donc d’être lu pour permettre aussi aux sociologues une réflexion sur les catégories employées par tous et sur la connaissance ordinaire.