Le projet de décret ici étudié [1] modifie le statut particulier des universitaires [2], tel qu’il est régi par le décret du 6 juin 1984. Il résulte du chantier de réformes engagé par le ministre de l’enseignement supérieur, dans le prolongement de la loi relatives aux libertés et responsabilités des universités » (loi dite désormais « LRU ») du 10 août 2007. Lors de sa conférence de presse du lundi 20 octobre 2008, Mme Pécresse a rappelé les objectifs qu’elle avait fixés au chantier relatif aux personnels : « améliorer l’attractivité des métiers et des carrières, donner aux universités les leviers liés à la loi du 10 août 2007 pour exercer leur autonomie et intégrer, dans la relation entre les universités et les organismes de recherche, les incidences du Pacte pour la recherche ». Pour mener à bien cette réforme importante, le ministère a fait appel à une Commission d’experts, présidée par le conseiller d’Etat Rémy Schwartz [3]. Cette Commission de réflexion sur l’avenir des personnels de l’Enseignement supérieur a procédé à de nombreuses auditions et s’est réunie pendant près de six mois. QSF a été auditionnée par elle au mois de mars 2008. Elle a rendu son imposant et intéressant rapport en juin 2008. Dans sa conférence de presse du 20 octobre, Mme Pécresse indique qu’elle s’en est « largement inspirée » pour proposer la réforme globale du statut des personnels de l’Université. Sa réforme, qui vise à attirer les meilleurs éléments en France, et à empêcher la fuite des cerveaux, repose sur le diagnostic qui pointe trois « difficultés » majeures dans l’actuel système :
« - l’enseignement n’est pas reconnu à sa juste place : les enseignants-chercheurs ne sont évalués que sporadiquement sur leur activité scientifique, lorsqu’ils sollicitent une promotion, tandis que la mission d’enseignement n’est ni évaluée, ni valorisée. (..)
« - la mission de recherche est partagée entre les universités et les organismes de recherche, elle apparaît cloisonnée entre des établissements multiples, alors qu’au sein des laboratoires eux-mêmes, ceux qui font la recherche se préoccupent peu des statuts et des affectations ; seuls comptent le résultat et la reconnaissance de la communauté
« - les missions relevant de la sphère administrative et technique ne sont pas suffisamment valorisées au côté de l’enseignement et de la recherche, bien qu’elles soient tout simplement indispensables au fonctionnement et au développement des établissements. »
Après avoir pointé ces trois difficultés, le ministre indique alors les moyens d’y remédier et énonce les quatre principes qui vont guider sa politique : « passer d’une logique de parcours indifférencié à la reconnaissance des qualités individuelles ; valoriser l’engagement professionnel et l’excellence ; affirmer que l’évaluation collégiale et indépendante constitue le socle sur lequel se développe toute stratégie de gestion des ressources humaines ; promouvoir la transparence, dans tous les actes qui relèvent de la gestion des ressources humaines. » De ces principes découlent les solutions adoptées qui visent à rendre à l’Université son attractivité. Un des axes prioritaires est de rendre attractive la carrière pour les jeunes. En découlent non seulement la mise au point d’un contrat doctoral, mais aussi et surtout la revalorisation des traitements en début de carrière. Mais les efforts prévus le sont aussi en direction des enseignants-chercheurs confirmés, comme l’indique l’effort sur les rémunérations, sur l’avancement (taux de promotion plus importants, accélération de la carrière pour les professeurs), une politique plus systématique de décharge (création de chaires université/organisme) et d’octroi de primes. Un autre axe prioritaire, qui ne concerne pas directement les universitaires mais qui mérite d’être évoqué, est la politique volontariste menée par le ministère pour faire venir enseigner à l’Université les chercheurs. C’est essentiellement par des incitations et des avantages de carrière que l’on procède ici.
Comme on s’en doute, cet effort budgétaire sérieux n’est pas effectué sans contrepartie. Pour les enseignants universitaires, celle-ci est double : les universitaires vont désormais être systématiquement évalués, tant en ce qui concerne leur enseignement que leur activité de recherche. En fonction de cette évaluation, la charge de service d’enseignement pourra être modifiée selon des modalités à préciser (voir infra). Dans son discours précité, le ministre, Mme Pécresse, a ajouté une chose qui a été largement reprise par la presse, mais qui ne fait qu’une ligne dans son discours : « transformer des emplois de maîtres de conférences en professeurs et de chargés de recherche en directeurs, pour soutenir la promotion interne et élever le niveau d’encadrement ».
Voilà les grandes lignes de la politique ministérielle qui obéit à une double logique. D’une part, il y a une logique du « donnant-donnant » car cette revalorisation de la carrière n’est pas automatique, mais elle est subordonnée à des changements statutaires importants qui sont, d’un côté, l’évaluation et de l’autre, la modulation de service. D’autre part, la logique qui prévaut est celle de l’individualisation de la carrière, liée à l’idée d’une excellence qu’il s’agit d’encourager et de récompenser. La logique est éminemment libérale en ce qu’elle associe la récompense à l’investissement dans le travail, mais toute la question étant de savoir quel est le type de travail qui compte. On notera, toutefois, que le discours du ministre de l’enseignement supérieur reste fort discret sur la question décisive du rapport entre l’Etat et les Universités en ce qui concerne « la gestion du personnel », pour employer une expression convenue et peu satisfaisante.
De même, le discours du Ministre reste remarquablement flou sur la mise en œuvre pratique de cette politique. Car si l’on peut être d’accord avec une partie du diagnostic et une partie des solutions proposées, la question décisive reste de savoir comment se réalisera la réforme. Ce projet de décret statutaire « éclaire » cette question obscure, et l’objet de cette Note est de juger le ministère moins à partir des discours généreux que des actes accomplis, comme l’adoption d’un projet de décret.
Enfin, que le projet de décret dit « statutaire » ne couvre qu’une partie seulement de ce programme politique annoncé par le ministre dans sa conférence de presse. En effet, d’autres textes que le décret de 1984 régissent la recherche, le Conseil National de l’Université (CNU) ou encore l’Institut Universitaire de France (IUF). Le projet de décret est également muet sur l’Agence d’Evaluation de l’Enseignement et de la Recherche (AERES). Avant de le commenter en détail, il faut aussi rappeler les raisons pour lesquelles, en France, c’est simplement un décret, et non une loi qui fixe l’essentiel du statut des universitaires. A la différence des magistrats, dont le statut fort protecteur relève de la loi organique, ou des militaires, qui relèvent de la loi ordinaire, les universitaires disposent d’un statut particulier régi simplement par un décret. Les universitaires sont des fonctionnaires de l’Etat, et à ce titre, ils sont régis par deux lois spécifiques, la loi du 11 juillet 1983 sur les droits et obligations des fonctionnaires, et la loi du 11 janvier 1984 sur la fonction publique (civile) de l’Etat. Comme la plupart des fonctionnaires français, ils jouissent d’un statut particulier, ordinaire, que prévoit l’article 8 de la loi du 11 janvier 1984 : « des décrets en Conseil d’Etat portant statuts particuliers précisent, pour les corps des fonctionnaires, les modalités d’application des dispositions de la présente loi ». C’est sur le fondement de cette loi qu’a été pris le décret régissant actuellement le statut des universitaires : décret n° 84-431 du 6 juin 1984 relatif au statut des enseignants-chercheurs de l’enseignement supérieur (Journal officiel du 8 juin 1984). C’est ce texte qui est profondément modifié par l’actuel projet de décret.
Les juristes les plus au fait du droit universitaire ont tous regretté, à juste titre, l’absence d’une loi qui contiendrait les principaux éléments du statut. Il existe même de sérieuses raisons qui font penser qu’une telle loi est nécessaire dès lors que les précédentes coutumes et traditions, plutôt libérales, ont largement disparu. Votée dans la précipitation, la loi LRU du 10 août 2007 aurait pu être l’occasion de se doter d’un tel statut, mais elle concerne principalement la gouvernance des établissements universitaires, et non pas le statut des universitaires. D’ailleurs, elle contient quelques éléments de ce statut, notamment en ce qui concerne le recrutement. Ainsi, la « qualification » par le CNU reste le verrou pour l’accès au grade de maître de conférences ; la reconnaissance, à titre d’exception, de l’agrégation comme procédure de recrutement des professeurs dans les disciplines juridiques et économiques et surtout la principale innovation qui est le recrutement par le Conseil d’administration, après avis d’un « comité de sélection ». En outre, dans la partie de la loi afférente à l’autonomie renforcée (compétences élargies), l’article 18 de cette loi LRU attribue une compétence à l’Université en matière de « gestion des ressources humaines » tandis que l’article 19 prévoit que le Conseil d’administration pourra définir « dans le respect des dispositions statutaires applicables et des missions de formation initiale et continue de l’établissement, les principes généraux de répartition des obligations de service des personnels enseignants et de recherche entre les activités d’enseignement, de recherche et les autres missions qui peuvent être confiées à ces personnels » tandis que le Président peut attribuer les primes (notamment la prime de recherche et d’encadrement doctoral) et recruter des agents contractuels.
Notons aussi que d’autres dispositions relatives au statut des Universités figurent dans d’autres lois ou règlements. C’est notamment le cas de la loi de programme de 2006 sur la recherche et des décrets portant sur le CNU et l’IUF qui sont d’ailleurs en examen pour modification. Le décret statutaire n’est donc qu’un élément de ce complexe institutionnel auquel on peut ajouter l’arrêté de 2006 sur formation doctorale. Or, cette mosaïque de textes épars, de niveau juridique différent (loi, décret, arrêté) rend d’autant plus nécessaire l’élaboration d’un texte de synthèse sur le statut des universitaires [4]. L’absence même d’une loi sur la fonction publique universitaire révèle, à elle seule, la relative déconsidération dont sont victimes les universitaires dans notre pays. Elle les met à la merci d’une simple modification de dispositions réglementaires comme celles qui sont ici examinées.
On décrira, dans un premier temps, et de façon plutôt critique le projet de décret, puis dans un second, on émettra un jugement synthétique à son endroit en le replaçant dans le cadre plus vaste de l’Université et de ses rapports avec l’Etat.
I - Analyse critique du contenu du projet de décret statutaire
Formellement, le projet de décret reprend la structure du décret de 1984 qui est structuré en trois parties : dispositions communes aux professeurs et maîtres de conférences, et dispositions pour chacun des deux corps. Les principales modifications introduites par ce projet de décret portent sur quatre points :
La détermination d’une politique de gestion du personnel aux Universités, qui affecte l’équilibre dans le rapport entre l’Etat et les Université
la modification du contenu des obligations de services des universitaires
la généralisation de l’évaluation des universitaires qui est étroitement corrélée à leurs obligations de service
les dispositions budgétaires ou autres relatives à la revalorisation de la condition matérielle des universitaires
La présente Note vise moins à analyser à décrire le décret dans son ensemble qu’à faire ressortir les traits non seulement les plus saillants de la réforme, mais aussi les plus discutables du point de vue des universitaires. C’est pourquoi même si l’on peut, et même si l’on doit, saluer la revalorisation matérielle de la carrière, qui se manifeste par l’augmentation des traitements liée à l’accélération de l’avancement, ce point, qui est un véritable apport ne sera pas davantage commenté. En effet, l’objet de cette Note est surtout de relever les points les plus problématiques d’un texte dont la portée ne saurait être sous-estimée.
A/ La principale innovation du projet de décret : la modulation des services
Le projet de décret donne une vision du métier d’universitaire qui n’est plus centrée sur l’enseignement dans la mesure où la recherche est mise à égalité avec lui. Cette mise sur le même plan de l’enseignement et de la recherche découle de la lecture de l’article 3 du projet de décret, de l’article 4 al.1 du projet de décret modifiant l’article 7, et surtout du même article 4-I qui détermine les modalités de calcul du service pour envisager la modulation. Il ressort de cet article que le temps de travail de référence est divisé en deux moitiés : une première pour l’enseignement et l’autre pour le temps de la recherche [5]. Néanmoins, on verra plus loin que le texte réglementaire présente une vision très mutilée du métier d’universitaire (II, A).
La première grande modification prévue par ce projet de décret porte donc sur l’inclusion de recherche dans le contenu du service. On pourrait discuter de la vision comptable de cette équivalence puisqu’il faut supposer que l’universitaire devrait consacrer un temps égal à l’enseignement et à la recherche. Mais surtout le texte reste ambigü concernant la définition même de la recherche [6]. Quoi qu’il en soit, la reconnaissance de la modulation des services est faite par l’article 4-II (qui est l’article 7-II du décret de 1984). Cette modulation doit s’entendre en un double sens : les autorités compétentes peuvent, discrétionnairement, imposer un volume de service d’enseignement en hausse ou en baisse [7]. Donc, le projet de décret fixe, d’abord, une règle - nationale - (art. 7-I), puis lui adjoint ensuite (art. 7-II) une dérogation qui annihile largement la règle de principe et qui attribue, localement, donc aux autorités de l’Université, le pouvoir de fixer les obligations de service.
Certes, la modulation des services n’est pas une nouveauté. Elle était déjà inscrite dans les textes antérieurs, et permettait surtout de jouer à la baisse du service des enseignements avec des décharges officielles ou négociées avec les autorités compétentes. Mais sa systématisation est le fruit d’une réflexion de ceux qui se prétendent « experts » en matière universitaire, et qui ont travaillé à l’élaboration des rapports Belloc et Espéret [8]. Dans le prolongement de ces derniers rapports, la Commission Rémy Schwartz a recommandé la modulation du temps de service des enseignants-chercheurs en fonction des trois domaines essentiels : l’enseignement, la recherche et l’administration, tout en précisant, cependant, qu’un « minimum d’activités d’enseignement et de recherche [devait être] conservé » [9].
On notera d’abord que ce projet de décret semble imposer la modulation des services à tous les universitaires, donc à toutes les Universités, alors que la loi LRU (article 19) ne prévoyait la compétence d’aménager les services aux seules Universités ayant choisi de se placer sous le régime de l’autonomie renforcée (dit régime « des responsabilités et compétences élargies », » selon l’art. 18 Loi RU). Si tel était le cas, le projet de décret serait manifestement illégal car seule une loi pourrait étendre cette faculté de modulation des services à toutes les Universités [10].
Mais la principale remarque que l’on peut faire pour l’instant sur cette modulation de services est qu’elle n’est pas faite à la demande de l’intéressé, c’est-à-dire de l’universitaire. On peut la lui imposer de sorte que la portée de cette réforme est capitale : l’autorité compétente de l’Université pourra désormais modifier unilatéralement le temps d’enseignement des universitaires, qu’ils soient professeurs ou maître de conférences. La double question qui se pose alors est de savoir, premièrement, à quelle condition de fond et, deuxièmement, selon quelle procédure.
La Commission Rémy Schwartz, dont on a vu qu’elle était favorable à l’idée d’une modulation des services, avait proposé que cette « possible modulation (dût) être formalisée par une convention transparente arrêtée par le président » et par une publicité de la répartition des services. Le projet de décret s’écarte du rapport de la Commission en ce qu’il prévoit pas de telles garanties et se contente de partager la compétence entre le Conseil d’administration et le Président pour ce qui concerne l’organisation cette modulation des services. Dans un premier temps, le Conseil d’administration fixe les règles générales de répartition de service [11], et dans un second temps, le Président de l’Université arrête le service, après une consultation des directeurs d’UFR qui ne le lie pas [12]. On peut d’ailleurs se demander si le Conseil d’administration, tel qu’il est composé, est habilité à réglementer ainsi la répartition des services puisque d’après l’article L 952-4, auquel renvoie le projet de décret, il est mentionné que « les enseignants-chercheurs, les enseignants et les chercheurs ont compétence exclusive pour effectuer cette répartition » [13]. Or, comme on le sait, le Conseil d’administration n’est pas composé exclusivement d’universitaires. Le projet de décret devrait être modifié, s’il était conservé, par la formule : « le Conseil d’administration en formation restreinte aux enseignants » [14] qui apparaît certes dans le texte, mais de manière seulement épisodique.
Deux remarques méritent d’être faites sur la procédure :
D’une part, la modulation des services peut être imposée par les autorités locales, signe le plus manifeste de cette « décentralisation » de la gestion des universitaires que traduit ce projet de décret. C’est au nom d’une politique locale, de la fixation des priorités de sa politique, que l’Université pourra imposer à certains universitaires une modulation de services. Juridiquement, une telle procédure témoigne d’une singularité : la règle des heures de service d’enseignement est fixée nationalement, par le décret, mais la dérogation à la règle - la fameuse modulation - est fixée localement. D’où la question de savoir si les autorités de l’Université sont compétentes pour modifier la règle nationale. Si on admettait la légalité de cette solution, en invoquant l’habilitation donnée par le décret aux autorités de l’Université, il faudrait considérer que les obligations de service des universitaires ne seraient plus de portée « nationale » et qu’elles cesseraient d’être définies par le ministère, pour l’être désormais par les Universités et par les instances représentatives de celles-ci, de sorte que toutes les malfaçons de la loi LRU de 2006 concernant la composition des Conseils et la dépendance du Conseil d’administration à l’égard du Président auraient un effet direct et décuplé sur le statut des universitaires et sur l’exercice de leur métier.
Il s’agit là un des indices les plus forts qui marquent un effritement du caractère national du « service » dû par l’universitaire et de son statut. On notera à ce propos que le Conseil d’Etat a admis que le principe d’égalité des fonctionnaires d’un corps ne s’opposait pas à une telle modulation des services. Reste à savoir s’il acceptera cette règle de dérogation locale à la règle nationale, avec un transfert de pouvoir réglementaire de l’Etat vers l’Université (simple établissement public) pour définir les règles de répartition du service.
D’autre part, aucune véritable garantie n’est offerte dans le projet de décret, aux principaux intéressés pour se défendre contre une mesure unilatérale d’augmentation de leur service d’enseignement qu’ils estimeraient injuste. Certes, le Comité technique paritaire a ajouté une disposition qui prévoit un « nouvel examen » par une commission mixte. Mais cette dernière, dont la composition est juridiquement fort contestable [15], reste une instance locale qui manquera donc de la distance adéquate et surtout elle n’a qu’un pouvoir consultatif, le pouvoir de décision demeurant entre les mains du Conseil d’Administration [16]. Il ne s’agit, en aucun cas, d’une garantie sérieuse et l’on peut s’étonner encore une fois que certains syndicats s’en soient contentés.
Sur le fond, le texte est très flou dans la mesure où il donne au Conseil d’administration toute latitude pour fixer les « principes généraux de répartition des services entre les différentes fonctions des enseignants-chercheurs ». Aucune règle de fond ne limite ce pouvoir des autorités de l’Université, du moins pour l’instant. On aurait pu songer à établir un tableau national d’équivalence des fonctions qui considère que telle ou telle tâche peut donner droit à telle ou telle décharge (hormis les décharges officielles). En outre, il est frappant qu’aucun plafond ne soit fixé dans le projet de décret concernant le nombre d’heures d’enseignement qu’un universitaire serait amené à faire s’il voyait son service augmenter. La seule limite ou garantie qui figure dans ce texte réside dans la mise en relation de la modulation des services avec l’évaluation de tout universitaire par le CNU. Le service de chaque universitaire « peut comporter un nombre d’heures d’enseignement inférieur ou supérieur au nombre d’heures de référence mentionné au I en fonction de la qualité des activités de recherche et de leur évaluation par le conseil national des universités (..). » La modulation des services devrait être, corrélée à une évaluation individuelle faite par le CNU. Telle est l’idée qui sous-tendait les propositions de la commission Schwartz, mais aucune disposition explicite ne semble vraiment « lier » la décision du Conseil d’administration et du Président de l’Université, à cette évaluation nationale par la section compétente du CNU [17]. En outre comme on le verra, plus loin, si cette disposition étend les compétences du CNU, le ministère n’a pas du tout adopté les mesures adéquates pour prendre en compte cet accroissement de ses tâches et de sa transformation en instance d’évaluation de « tous » les universitaires.
On ne peut guère cacher les craintes que suscite un tel système. Il faut, à notre avis, replacer cette politique de modulation des services dans un cadre plus vaste de l’autonomisation des Universités. On peut notamment craindre que la modulation de services se traduise principalement par une augmentation du service d’enseignements qui risque de devenir la règle si, dans le contexte de rigueur budgétaire, les universitaires partant à la retraite ne sont pas tous remplacés et si l’affectation de la masse salariale (grande inconnue de l’actuelle réforme) conduit à sa contraction. La pénurie possible des enseignants risque d’obliger les Universités à procéder à l’augmentation du nombre d’heures à faire. Il serait illusoire de croire que ceux qui font de « la recherche » au sens du projet de décret échapperont forcément à l’augmentation des services dès lors que « l’intérêt du service » pourra être allégué à tout moment par les responsables. A ceux qui pourraient en douter, il suffit de lire l’article 7-II, al.4 (disposition nouvelle, notons-le), qui sonne bien comme une menace : « Les principes généraux de répartition des obligations de service et les décisions individuelles d’attribution de services ne peuvent conduire à dégrader le potentiel global d’enseignement, tel qu’il est prévu dans le contrat entre l’Etat et l’établissement. » Une telle disposition ne rend-t-elle pas illusoire la « carotte » des décharges de service ? Elle témoigne de l’énorme contradiction de la loi LRU qui semble donner davantage d’autonomie à l’Université alors que, jamais la centralisation n’a été aussi forte en raison de l’importance croissante des contrats d’établissement par lesquels les Universités restent totalement dépendantes, financièrement en tout cas, du ministère. L’article 7-II, al.4 est un dur rappel à la réalité, celle d’Universités autonomes et dépendantes, et de plus en plus à la merci d’un ministère qui n’a jamais aussi été « dirigiste ».
Telle qu’elle est prévue par le projet de décret, l’organisation de la modulation des services, est donc inacceptable. Sa mise en œuvre risque d’aboutir à des inégalités choquantes entre universitaires ; elle témoigne notamment d’une méconnaissance assez stupéfiante de la réalité de l’Université, ce « petit monde » où les conflits personnels, qui ne sont jamais absents, et dans lequel de tels conflits pourraient désormais trouver des répercussions dans l’organisation même du travail individuel et du service public. En outre, cette réforme, organisée dans le cadre inadéquat fourni par la loi LRU, accroît considérablement le risque de l’arbitraire administratif quand la carrière universitaire se caractérise, en droit, par une toute série de garanties statutaires. Dans certains cas, qui risquent de ne pas être rares, elle servira de cheval de Troie conduisant à l’augmentation généralisée du service d’enseignement. Or le principal problème dont souffrent les universitaires en France, c’est qu’ils n’ont plus de temps pour effectuer leur recherche et pour enrichir leur enseignement. Comment expliquer sinon le fait que la plupart des docteurs qui ont le choix entre la carrière universitaire et la carrière de chercheur « pur » (CNRS ou autres) choisissent massivement cette dernière, malgré des rémunérations un peu inférieures ? Bref, si le projet était adopté tel quel, ce serait un fantastique recul pour le statut même de l’universitaire et cela ferait manquer son but à l’objectif ministériel. L’écart entre les intentions du Ministre et la réalisation de ses objectifs est impressionnant, et en tout cas surprenant.
B/ L’obligation d’évaluation des universitaires : une disposition trop vague
La deuxième grande innovation introduite par le projet de décret est l’introduction d’une évaluation de tous les universitaires (professeurs et maîtres de conférences), qui aura lieu tous les quatre ans. Cette règle est prévue à l’article 5 du projet de décret (modifiant l’article 7 du décret de 1984) Le texte reste assez vague dans la mesure où la seule obligation qui pèse sur l’universitaire est de fournir un « rapport d’activité », et ceci « au moins tous les quatre ans ». Le président de l’Université transmet le dossier à l’instance nationale (CNU) qui est chargé de l’examiner. A la suite de l’intervention du Comité technique paritaire, l’activité d’enseignement - et non pas seulement celle de la recherche - sera aussi évaluée par le CNU [18], Comme on l’a vu plus haut, le décret reste muet sur les conséquences à tirer de cette évaluation. On doit vivement espérer que le décret organisant le CNU, en cours de modification, sera amendé pour prendre en compte cette nouvelle et lourde obligation.
Une telle solution laisse place à un jugement contrasté. D’un côté, l’évaluation se fait au niveau national, et non pas au niveau local, ce qui est un acquis précieux. Certains conseillers « radicaux » du ministère ne voulaient pas de la compétence du CNU, et c’est l’un des grands mérites de la commission Rémy Schwartz d’avoir éclairé différemment la question en ayant notamment souligné le rôle, en général, positif du CNU qui reste pour toutes ses questions de la carrière un précieux garde-fou contre le « localisme », plaie de tout le système universitaire français.
Mais d’un autre côté, la question de savoir comment le CNU pourra effectuer pratiquement cette tâche colossale n’est pas examinée. En effet, par une grossière contradiction, le projet de décret ne prévoit pas de décharge officielle pour les membres du CNU alors que leurs tâches vont largement augmenter en raison de cette évaluation individuelle et du classement consultatif pour les promotions des maîtres de conférences et des professeurs (de la 2nde à la 1ère classe). Le décret a été modifié, à la suite de la réunion du Comité technique paritaire, et il accorde aux présidents de Sections du CNU la faculté d’obtenir une décharge d’un tiers de service (art.7-III al.5). Toutefois, la mesure rectifiant le projet initial apparaît dérisoire, et elle est même vexatoire à l’égard des membres ordinaires du CNU. On ne voit pas comment la réforme ici projetée pourrait être réalisée sans la prise en compte de la considérable augmentation des tâches de tous les membres du CNU. Encore une fois, on ne peut être que surpris par l’irréalisme de certaines mesures réglementaires ici prévues et encore plus choqué par la différence de traitement entre les membres du CNU et les universitaires qui dirigent les Universités ou les UFR. Ces derniers bénéficient non seulement de décharges de service, d’indemnité - ce qui est tout à fait normal d’ailleurs - mais en outre d’un avancement spécifique - ce qui l’est beaucoup moins -. De là résulte une grande différence de traitement selon que l’on choisit de rester enseignant et chercheur ou que l’on choisit une carrière administrative. Curieux système où celui qui abandonne sa vocation initiale est récompensé tandis que celui qui y reste fidèle, et enseigne aux étudiants, l’est moins. Une telle différence de traitement indique clairement qui « écrit » les textes réformant l’Université : ce sont précisément cette petite fraction des universitaires qui ont d’abord opté en faveur d’une carrière principalement administrative (la direction des établissements) et qui ont été ensuite appelés à exercer leurs talents au service du ministère. Qu’ils n’oublient pas de défendre leurs intérêts est dans la nature des choses, mais qu’ils semblent oublier le sort de ceux qui étaient, jadis ou naguère, leurs simples « collègues » est plus déroutant. Or, ce sont bien ces derniers qui sont face aux étudiants, subissent les réformes, et surtout « sont » véritablement l’Université (v. infra, C)
C/ Le déroulement de la carrière : le rapport inversé entre l’instance nationale et les instances locales
On voudrait ici rassembler certaines dispositions éparses du texte qui vont, tendanciellement, dans le même sens : un dessaisissement relatif de la compétence des instances nationales au profit des autorités de l’Université.
La mesure la plus frappante est celle qui concerne l’avancement dans la mesure où, pour les promotions à la hors-classe pour les maître de conférences (art.20 proj., art. 40 d.84), et à la 1ère classe pour les professeurs (a. 32 mod. art. 56 d. 84), le CNU n’a désormais plus de pouvoir de décision. Il se borne à classer les candidats, mais le Conseil d’administration en formation restreinte peut s’en écarter, sa proposition étant ensuite transmise par le Président de l’Université qui semble avoir le dernier mot. On peut interpréter cette disposition comme donnant le droit aux Universités de déroger aux propositions faites par le CNU. Un double commentaire s’impose à ce propos :
Cette modification s’accompagne de ce qu’on peut appeler un progrès qui est la suppression, pour ce type de promotions, de la distinction entre les promotions locales et les promotions nationales. Il y a une procédure uniforme, avec un double niveau qui est le classement consultatif organisé par les sections du CNU, et la décision ultime donnée au Conseil d’administration en formation restreinte.
Toutefois, en perdant le pouvoir du dernier mot, le CNU perd cependant une prérogative importante. Sachant qu’aucune mesure n’est prévue contre les Universités qui s’écarteraient systématiquement des propositions du CNU, on peut alors s’interroger sur l’utilité véritable de ce « filtre » du CNU. Certes, les classements sont établis et « publiés » de sorte que la communauté universitaire pourra y avoir accès. Mais qu’est-ce qui empêchera un président de n’en pas tenir compte ? Il en aura le droit, et il ne s’en privera pas. Le système prévu par le décret méconnaît gravement le contexte de la réalisation de cette réforme qui est le clientélisme, malheureusement renforcé par la loi LRU et par les modalités d’élection des instances de décision [19].
Une autre série de dispositions inquiétantes concerne la faculté pour les instances de l’Université de contourner les règles de recrutement des universitaires en faisant appel à des universitaires « étrangers ». On constate, à la lecture, de ce décret, que le simple fait de venir d’un Etat étranger (« Etat autre que la France »), donne droit à être dispensé de la règle normale de recrutement (art. 15 mod. Art. 22 d. 1984, art. 24, mod. a. 43 d. 84, pour les professeurs). Le Conseil scientifique de l’Université décide de l’équivalence du niveau et qui juge ainsi de la recevabilité de la candidature, se substituant ainsi au CNU. Le CTP a cru bon d’en rajouter dans ce sens en adoptant la disposition selon laquelle ces personnes pourront être recrutées directement comme professeurs de 1ère classe ou de classe exceptionnelle.
Couplé avec la faculté pour le président de recruter des agents contractuels, dans le cas des Universités à compétences élargies, cette disposition laisse ouverte la possibilité aux instances des celles-ci de disposer d’une sorte d’armée de réserve qu’elles pourraient mobiliser à leur guise. On peut évidemment arguer du fait que la mobilité est internationale et que, associées à la politique très incitative de primes d’excellence ou de « chaires d’excellence », ces dispositions permettront de faire venir les meilleurs universitaires étrangers dans notre pays. Pour venir chez nous, même s’ils sont attirés par le tintement des écus promis, il faudra cependant que lesdits étrangers ignorent ce curieux droit en gestation - si contraire à toute tradition universitaire digne de ce nom - et qu’ils ignorent aussi l’état (lamentable) de nos bibliothèques universitaires.... Rien ne garantit d’ailleurs que cette disposition ne permettra pas d’en recruter de médiocres qui auront eu la préférence de tel ou tel Conseil scientifique, ou de tel ou tel Président... Enfin et surtout, on ne voit pas pourquoi l’origine « étrangère » aboutirait à donner une sorte de privilège par rapport aux universitaires « français » [20] qui devraient subir l’épreuve de l’inscription sur la qualification aux fonctions de professeur ou de maître de conférences . Il y a là une étrangeté difficile à saisir et qu’on ne peut même pas justifier par l’argument de l’ouverture d’une partie de la fonction publique aux ressortissants de l’Union européenne car la mesure vaut non seulement pour ces derniers, mais pour tous les étrangers.
Par ailleurs, les dispositions relatives aux « congés pour recherches ou conversions thématiques » (art .9) vont dans le même sens puisqu’elles donnent le pouvoir de décision au président de l’Université, après avis seulement du Conseil scientifique alors que le CNU était précédemment compétent.
Enfin, sans prétendre à l’exhaustivité, on soulignera l’intérêt de nombreuses dispositions qui transfèrent aux directeurs des établissements la signature d’actes juridiques importants : le classement dans le corps, ou encore les mutations. A de nombreuses reprises, l’arrêté ne sera plus pris par le ministre de l’enseignement supérieur, mais par le directeur de l’établissement. Cela correspond à cette sorte de « décentralisation » de la gestion du personnel, car on aurait pu songer à une autre solution qui aurait été de « déconcentrer » ce pouvoir en confiant aux Recteurs la faculté d’être les auteurs de ces actes juridiques importants. Le résultat est ce qu’on pourrait appeler une sorte de co-gestion des universitaires par l’Etat et les Universités. Faut-il rappeler par exemple, que les professeurs d’Université restent nommés par le Président de la République, et qu’une partie de la gestion demeure assurée par le ministère qui continue à ouvrir les concours de recrutement, même si le recrutement se fait désormais au « fil de l’eau » avec une publication qui ne se fait plus au Journal Officiel ?
Ainsi, la tendance lourde est sans équivoque : à part pour le recrutement, l’universitaire voit l’essentiel de sa carrière échapper à une gestion par l’Etat et risque de tomber sous la coupe des instances locales. Doit-on rappeler au ministère que le recrutement par concours est un grand acquis du droit républicain et qu’il a permis de combattre le favoritisme ? Le retour au favoritisme est-il un programme admissible à l’aune du XXIème siècle ? On peut en douter.
II - Jugement synthétique sur ce projet de décret : la fin d’un statut de fonctionnaires d’Etat ?
Le projet de décret ici examiné poursuit de manière assez logique la politique libérale portée par la loi LRU, mais il s’agit, cependant, comme on le sait d’un libéralisme mal compris car il n’y a pas de véritable concurrence entre les Universités, et pas davantage de mobilité des universitaires [21]. La conséquence probable de toutes ces mesures sera de créer une détestable politique clientéliste selon la logique bien connue du féodalisme à la française. Si par certains côtés, le projet de décret peut être lu, en partie, comme un texte de compromis entre autonomie et centralisation, il reste néanmoins que son orientation dominante consiste bien à assujettir les principaux intéressés, les universitaires, aux autorités de l’Université. Ce mouvement est gravement néfaste aux universitaires et par ricochet, aux Universités elles-mêmes. C’est ce qu’on voudrait ici expliquer.
A/ Un statut déséquilibré entre les obligations et les droits des universitaires
Le statut d’un corps de fonctionnaires doit être équilibré ; il doit à la fois fixer à ses membres des contraintes statutaires et leur accorder des garanties. Le moins que l’on puisse dire de ce projet de décret est qu’il est déséquilibré car il multiplie les premières sans accorder les secondes.
D’abord, on impose aux universitaires des obligations qui ne relèvent pas véritablement de sa mission. De ce point de vue, l’article 3 du projet de décret (art .3 d .84) sur les missions de l’universitaire mérite une critique sévère. Comme ses prédécesseurs, l’actuel ministère confond les obligations des Universités avec les obligations des universitaires. Tout ce qui concerne la professionnalisation des Universités, l’accès à l’emploi ou encore « l’internationalisation » devrait être accompli non pas par les universitaires, mais par des « employés de l’Université ». Il faut probablement des « managers » administratifs à l’Université, mais leur introduction devrait surtout à servir à libérer les universitaires de toutes ces charges parasitaires qu’on ne cesse de leur imposer, et non pas à les diriger comme un caporal dirige ses soldats. Tel est le paradoxe de toute bonne gouvernance de l’Université, et c’est ce que le législateur a totalement ignoré en adoptant, trop vite et très mal, la loi LRU.
Symétriquement, le texte ici étudié néglige la spécificité du métier d’universitaire qui est l’association inextricable entre l’enseignement et la recherche. Il faudrait préciser que l’administration est une fonction annexe, et non pas principale et ajouter que l’autre seconde fonction annexe est celle de l’évaluation. Ce sont des fonctions annexes notamment parce qu’elle reposent sur la base du volontariat. On peut rester un universitaire, sans administrer, ni évaluer. Il faudrait, par ailleurs, reconnaître dans le statut des fonctions aussi importantes que la direction de thèses et la participation aux jurys de thèse qui sont parmi les plus prenantes et les plus difficiles du métier, pourtant totalement absentes de ce texte. Enfin et surtout, le fait d’inclure la fonction d’administration comme la troisième composante du métier d’universitaire est une dérive qui n’a pas été suffisamment combattue jusqu’à présent. S’il est assez facile d’apprendre la gestion d’une faculté ou d’une Université (il faut du bon sens et de la diplomatie), il est bien plus difficile d’être un savant qui enseigne, et de le rester toute sa vie. De ce point de vue, le décret reprend une erreur antérieure en refusant de hiérarchiser entre les missions des universitaires et contribue à banaliser ce métier auquel désormais pourraient, selon ces critères flous, prétendre toute personne ayant une certaine expérience professionnelle et/ou une « visibilité médiatique ».
Bref, l’Université doit rester ce cadre dans lequel la vocation d’universitaire, un savant qui enseigne, puisse être conservée et encouragée. Elle ne doit pas devenir son contraire : un cadre contraignant qui réfrène et tue véritablement la vocation de ceux qui veulent y enseigner. Or, c’est cela qui résulterait de l’adoption du projet de décret.
B/ La décentralisation de la gestion du personnel ou le conflit inextricable entre le statut de fonctionnaire d’Etat et le souhait ministériel de transformer les universitaires en « employés de l’Université »
Le projet de décret met en lumière la tension très forte qui existe entre le statut des universitaires, qui sont des fonctionnaires d’Etat, et l’autonomie renforcée des Universités. D’un côté, et à la différence de la version de 1984, il reconnaît expressément (art .1) que les universitaires sont des fonctionnaires d’Etat [22]. Mais de l’autre, les autres dispositions de ce texte, vident de son sens et de son contenu cette appartenance des universitaires à la fonction d’Etat. On en veut pour première preuve la nouvelle disposition de l’article 2 du décret : « Les orientations et la politique générale de chaque établissement en matière de gestion des ressources humaines concernant les enseignants-chercheurs sont approuvées chaque année par le conseil d’administration de l’établissement après avis du comité technique paritaire. » La liberté d’administration et de gestion, impliquée par la loi LRU (en particulier pour les Universités à autonomie renforcée) est ici consacrée par cet article. Cela semble indiquer la volonté de gérer les universitaires comme s’ils étaient « une ressource humaine » de l’entreprise qu’on appellerait l’Université. Mais une telle liberté, prévue à l’article 2, se heurte, mécaniquement, aux garanties statutaires résultant de l’appartenance des Universités à un corps d’Etat, reconnue à l’article 2. Au nom de leurs nouveaux pouvoirs, les Présidents d’Université voudraient disposer de leur « personnel » comme ils l’entendent, notamment aussi bien les recruter, les promouvoir que les récompenser par des primes.
C’est, mutatis mutandis, le même problème que rencontrent les élus locaux qui, au nom du principe de libre administration des collectivités territoriales, voudraient gérer librement le corps national des attachés territoriaux. Mais à la différence des agents territoriaux, les universitaires bénéficient non seulement d’un recrutement bien plus prestigieux, mais aussi d’un statut particulier très dérogatoire au droit commun, qui se singularise par une série de droits et d’obligations spécifiques. On peut citer à titre d’exemple le principe d’inamovibilité qui interdit la mutation contre son gré et qui révèle l’absence de pouvoir hiérarchique. On pourrait citer la liberté d’expression très large conférée à l’universitaire dans son enseignement et dans ses écrits.
Par ailleurs, au titre de la fonction publique en général, les universitaires bénéficent du principe d’égalité . De ce point de vue, les dispositions relatives aux modulations de service, et les différences de traitement provoquées par la nouvelle politique ministérielle, prêtent juridiquement à contestation. En vertu du « principe d’égalité de traitement entre les agents d’un même corps », la différenciation des droits (pécuniaires) et obligations (heures de cours) suivant des considérations tranchées seulement par des instances locales paraît ne pas respecter les critères très restrictifs posés par la jurisprudence du Conseil d’Etat en la matière.
Il y a donc un conflit frontal entre les revendications des nouveaux managers, que tendent à être, selon la loi LRU, les Présidents d’Université, et les règles statutaires qui régissent la fonction publique universitaire. En réalité, le projet de décret « mine » très gravement ce statut de fonctionnaires d’Etat qu’ont les universitaires, qui est un gage de leur indépendance et de leur niveau.
C/ Un projet de statut gravement attentatoire aux libertés universitaires
Pour conclure cette note, il convient de se livrer à un bref retour en arrière qui montrera à quel point la situation institutionnelle des universitaires s’est dégradée en France en l’espace de quelques décennies. Le plus surprenant tient à ce qu’une telle dégradation - dont on voit mal l’équivalent dans la fonction publique supérieure - n’a pas provoqué de protestation, et même de révolte, de la part ceux qui en sont les victimes directes. Il est vrai que les universitaires ne peuvent ni bloquer les routes, ni mobiliser les étudiants, qui malheureusement ignorent les effets de cette dégradation sur leur formation et donc sur leur avenir ...
Au début des années 1960, Jean Rivéro, grand juriste de droit public et fondateur en France des libertés publiques expose, dans un article fort complet, ce que sont « les droits et obligations du professeur d’enseignement supérieur ». Dans un passage, il résume ce qui est finalement l’esprit du statut des professeurs en France :
« Tout cela, dignité de vie, animation intellectuelle, rayonnement international, tout cela est en germe dans l’obligation des “trois heures de cours“ : tout cela prépare ou prolonge l’enseignement ; par là, la dispersion des tâches se ramène à l’unité, autour de l’essentiel. Certes, tous les devoirs ne sont pas juridiquement, des obligations ; nul n’encourra de sanctions s’il s’écarte des colloques internationaux, si sa production scientifique se fait attendre. On pourrait concevoir d’autres systèmes et des normes de rendement imposées au professeur. Telle n’est pas la solution française : elle voit dans le travail de l’esprit un acte dont la liberté est le climat nécessaire ; elle s’en remet à la conscience de chacun pour aller jusqu’au bout de son effort. C’est de sa conscience, beaucoup plus que d’une autorité hiérarchique, que relève pour l’accomplissement de ses devoirs dans le cercle protecteur de ses droits, le professeur d’enseignement supérieur. Il n’est pas prouvé que, même compte tenu de la faiblesse humaine, la solution soit mauvaise. Du moins fait-elle, de ceux qu’elle affranchit des sujétions extérieures pour les soumettre à leur conscience, des hommes libres. » [23].
Jean Rivéro précise alors que les professeurs ont ici un « statut particulier dérogatoire au droit commun » prévu par les statuts généraux de la fonction publique [24]. Il ajoute : « mis à part les magistrats, il n’est sans doute pas de fonctionnaires publics, en France, qui bénéficient d’un statut plus protecteur que le professeur de l’enseignement supérieur » [25]. C’est cette particularité du statut que l’on peut synthétiser par l’expression de « libertés universitaires ». Ces dernières consistent notamment dans la liberté dont ils bénéficient dans leur propre enseignement, plus poussée dans le domaine des Université qu’ailleurs, et dans la liberté de recherche, c’est-à-dire celle de choisir ses thèmes de recherche (liberté individuelle) ou d’exercer sa recherche dans un cadre collectif (liberté collective), sans pression du marché économique ou des forces politiques.
On aura beau jeu d’objecter qu’il s’agit de l’ancien droit universitaire, ce droit coutumier (issu des us et coutumes d’une Université napoléonienne paradoxalement libérale) que la manie réglementaire des gouvernements successifs a largement modifié dans un sens illibéral et surtout contraire à la meilleure tradition universitaire. Mais ce droit coutumier a quand même perduré sous la forme du principe d’indépendance des professeurs, qui a été consacré comme principe constitutionnel par le Conseil constitutionnel, sous l’impulsion du Doyen Vedel [26]. Le problème est que ces libertés universitaires, jadis conférées par la coutume, sont foulées aux pieds par tous les gouvernants successifs depuis 1968. Le droit universitaire « écrit », de nature législative ou non, a d’ailleurs méconnu ce principe constitutionnel d’indépendance fixé par la jurisprudence en 1984. Aujourd’hui, le droit positif est donc loin de reconnaître aux libertés universitaires l’effectivité qu’elles avaient en vertu du droit non-écrit.
Enfin, et surtout, les conditions de cette liberté universitaire sont forgées par l’organisation spécifique de la carrière et par un statut disciplinaire par conséquent. Par conséquent, la tradition juridique française était d’envisager la carrière de l’universitaire comme une garantie de la liberté. Or, il est assez facile de montrer que le projet de décret est inspiré par une logique contraire. D’une part, tout comme le discours de Mme Pécresse, il repose sur cette idéologie implicite qu’il faudrait constamment « mobiliser » le personnel enseignant de sorte que l’évaluation des universitaires devient la condition préalable à tout, et notamment à l’amélioration de leur statut . Or, ce double présupposé trahit une sorte de méfiance, de défiance même, à l’égard des universitaires, qui semble être de même nature que celle éprouvée par un directeur du personnel à l’égard des employés qui auraient la tentation de ne pas accomplir correctement leur travail. Or, ce qui doit garantir un statut digne aux universitaires, c’est plutôt la confiance qu’on doit leur accorder. Or, cette confiance doit être appréciée d’abord et avant tout, au moment du recrutement, mais celui-ci . a été modifié en dépit du bon sens par la Loi LRU et par le décret d’application sur les « comités de sélection » [27] qui contredisent l’idée fondamentale selon laquelle les universitaires sont recrutés par les pairs en fonction de critères principalement scientifiques.
D’autre part, dans la continuité de la loi LRU, le projet de décret foule aux pieds le principe de collégialité qui est la véritable garantie de la liberté du professeur puisque ce dernier n’est pas soumis à l’autorité d’une tierce personne, mais se soumet volontairement à l’autorité de ses pairs. En renforçant de manière inconsidérée les pouvoirs du Conseil d’administration et du Président, en continuant à négliger l’importance du Conseil scientifique, ce projet de décret poursuit, consciemment ou non, une politique consistant à bouleverser le système universitaire français et qui est fondée sur le pari que leur salut viendra des présidents de ses Universités, sans jamais se demander si ce pari est réaliste ou raisonnable. C’est une véritable révolution institutionnelle car cette réforme prétend introduire une sorte de principe hiérarchique en vertu duquel certains universitaires auraient « autorité » sur la carrière d’autres universitaires. Pourtant, dès l’été 2007, avant l’adoption du projet de loi, Qualité de la Science Française avait proposé, en vain, des amendements au projet de loi LRU « afin de mieux encadrer le pouvoir exorbitant du président » et ceci dans le but « d’éviter tout risque d’arbitraire ». Elle avait aussi proposé, en vain également, de « remplacer, pour l’élection du conseil d’administration, le scrutin de liste avec prime majoritaire par un scrutin plurinominal majoritaire à deux tours afin d’éviter tout risque de politisation » et de « confier au conseil scientifique la composition des comités de sélection qui serait ensuite soumise au collège des professeurs et des maîtres de conférences de la même discipline afin de respecter le principe de la compétence scientifique et de la collégialité. » [28] Or, ces mesures de bon sens n’ont pas été prises par le Parlement, mal conseillé par le ministère (véritable co-législateur de facto). Les universitaires, eux, savent bien que ce pari de la présidentialisation de l’Université est aléatoire et dangereux ; quant aux « honnêtes hommes », ils savent très bien qu’il faut davantage faire confiance aux institutions qu’aux hommes.
Pour finir, s’il y a une seule chose que QSF doit rappeler au ministère, c’est cette vérité de bon sens : la force de l’Université, en France comme ailleurs, tient à la qualité de ses universitaires. On rappellera aux Princes qui nous gouvernent cette anecdote savoureuse rapportée par Simon Leys :
« Il y a quelques années, en Angleterre, un brillant et fringant jeune ministre de l’Education était venu visiter une grande et ancienne université ; il prononça un discours adressé à l’ensemble du corps professoral, pour leur exposer de nouvelles mesures gouvernementales en matière d’éducation, et commença par ces mots : “Messieurs, comme vous êtes tous ici des employés de l’université “, mais un universitaire l’interrompit aussitôt : “Excusez-moi, Monsieur le Ministre, nous ne sommes pas les employés de l’université, nous sommes l’université ». On ne saurait mieux dire. Les seuls employés de l’université sont les administrateurs professionnels, et ceux-ci ne “dirigent“ pas les universitaires - ils sont à leur service » [29].
Dans la continuité de la loi LRU, le projet de décret contribue à réaliser cette lente mise à mort de l’Université française parce qu’il aspire à transformer les universitaires en « employés de l’université » et en « sujets » des « administrateurs professionnels ». Il dégrade leur statut en vidant de son contenu leur qualité de fonctionnaires supérieurs de l’Etat. Par là-même, il porte atteinte à l’institution universitaire tout entière, déjà fragilisée par la concurrence déloyale et inégale faite depuis si longtemps par les grandes écoles. L’ultime conséquence, qui résultera de cette mise en œuvre de la loi LRU par de tels décrets n’application, n’est guère difficile à prévoir. On a dit que l’attitude des individus membres d’une entreprise ou d’une institution collective pouvait prendre trois formes différentes. La « Loyalty » s’ils s’y sentent bien et entendent la servir du mieux possible. La critique, ensuite, « Voice », s’ils estiment qu’il y a des choses à modifier dans son fonctionnement. Et enfin, quand tout espoir de changement ou d’amélioration disparaît, vient alors la fuite individuelle, Exit. Si les universitaires ne se mobilisent pas, ou n’arrivent pas à infléchir la politique actuelle, il ne leur restera que la dernière voie : « Exit » silencieux, mais terriblement efficace. La réforme fera donc fuir les meilleurs et ils iront où l’on sait encore ce que veut dire le mot d’Université. Beau résultat pour un ministre qui prétend rendre attractive l’Université française.
Au moins, les gouvernants ne pourront pas dire qu’ils n’ont pas été prévenus.
Fait au nom de QSF par Olivier Beaud