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Nouveaux penseurs de la gauche américaine

Un ouvrage de Pierre Ansay (Couleur livres, 2011, 188 p., 19€)

publié le dimanche 17 avril 2011

Domaine : Philosophie , Science politique

Sujets : Inégalités , Justice , Politique

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Par Igor Martinache

Il est de bon ton d’affirmer aujourd’hui que « la » gauche serait aujourd’hui dépourvue d’idées, tant de la part de ses adversaires que ses partisans supposés [1]. L’appellation elle-même n’est pas sans faire problème : d’une part parce qu’elle renverrait à une catégorie supposément homogène, voire unifiée, et de l’autre parce que la plupart d’entre nous est aujourd’hui bien en peine pour la définir clairement. Norberto Bobbio, aujourd’hui disparu, avait proposé dans un court essai aussi accessible que retentissant (tout est relatif évidemment) un critère assez simple pour distinguer la gauche de la droite : celui d’une préférence pour l’égalité [2] – une position cependant vivement contestée, entre autres, par Perry Anderson, ancien directeur de la New Left Review et autre pourfendeur cinglant des « intellectuels » français contemporains, selon lequel la distinction entre gauche et droite serait devenue rhétorique [3]. Si la consistance même de la gauche est ainsi aujourd’hui sujette à caution pour certains, il est sans doute un lieu dans lequel ils ne songeraient pas à chercher : l’Amérique du Nord, dont l’héritage intellectuel est aujourd’hui davantage associé aux impérialismes « néoconservateur » ou « néolibéral » qu’à la pensée progressiste. Et pourtant, bien mal leur en prend, comme s’applique à le montrer Pierre Ansay, diplomate belge et philosophe. Il se propose ainsi de livrer ici les fruits d’années d’immersion au Canada et des lectures associées de penseurs de ce sous-continent (auxquels il annexe cependant Axel Honneth, Amartya Sen et, dans une moindre mesure Albert Hirschman, qui fuyant précocement l’Europe occupée a lui effectivement construit sa carrière aux Etats-Unis...).

Pierre Ansay propose donc successivement une présentation résumée de la pensée des différents auteurs censée structurer la pensée de gauche nord-américaine actuelle [4], sans justifier réellement de son choix, forcément partial. Il commence ainsi par la « théorie de la justice » de John Rawls, ouvrage écrit il y a déjà quatre décennies [5], mais dont l’épaisseur et l’aridité ont découragé plus d’un lecteur, exposant rapidement les principes par lesquels celui-ci entendait concilier liberté individuelle et égalité (des chances plus que des positions) : le « principe d’égale liberté », c’est-à-dire la garantie à tous d’une gamme étendue de libertés fondamentales, le « principe de différence » (avec le fameux « maximin », qui consiste à définir comme juste la distribution qui propose la meilleure situation des moins bien lotis car c’est celle que chacun choisirait sous un « voile d’ignorance » qui l’empêcherait de connaître à l’avance sa propre position sociale) et le principe « d’égalité équitable des chances ». Rawls est ainsi le plus fondamental des penseurs actuels selon Pierre Ansay, qui balaie un peu vite les critiques adressées à celui-ci, notamment de la part de la gauche, et n’aborde pas même les réceptions problématiques dont ses théories ont pu faire l’objet, légitimant certaines politiques difficilement qualifiables de progressistes [6] et préfère en présenter succinctement un prolongement à travers l’œuvre de son compatriote belge, le philosophe Philippe Van Parjis, dont les plaidoyers pour un revenu inconditionnel d’existence et un « patriotisme solidariste » à l’échelle européenne, voire au-delà, ne sont pas sans faire débat non plus [7].

Dans le second chapitre, Pierre Ansay restitue en une dizaine de pages la teneur du débat qui oppose outre-Atlantique libéraux et communautariens – deux étiquettes qui réduisent là encore la diversité des pensées qu’elles recouvrent mais aussi et surtout systématise des oppositions qui ne sont pas aussi tranchées qu’elles n’y paraissent et efface les clivages internes à chacun de ces deux « courants ». En substance, tandis que les libéraux prônent un Etat qui s’efforce essentiellement de garantir les libertés fondamentales des citoyens, et se préserve donc de leur imposer une vision du bien, les critiques communautariennes font valoir qu’il est illusoire d’ignorer les groupes auquel chacun-e appartient de fait dès sa naissance et au sein desquels il/elle se socialise, construisant notamment une certaine conception du bien. Plus encore, les sociétés libérales seraient alors ethnocidaires et empêcheraient la préservation des identités culturelles particulières qui permettent à chacun-e de se construire. Il serait cependant caricatural de résumer l’opposition entre libéraux et communautariens à clivage individualistes-collectivistes, ce que le résumé de l’auteur peut laisser croire, même s’il restitue quelques-unes des contradictions de chacune de ces familles de pensée. Reste que, épine dorsale du débat public aux États-Unis comme au Canada, cette discussion est largement méconnue en France, où la notion de « communautarisme » est lancée comme un anathème qui contribue surtout à éviter toute discussion informée sur les thèmes qu’il est censé charrier et entretient des représentations plus que problématiques [8].

Suivent ensuite la présentation des travaux d’Albert Hirschman – en fait essentiellement sa fameuse trilogie « défection-prise de parole-loyauté » face aux dysfonctionnements des institutions [9], Pierre Ansay rappelant justement que, pour Hirschman, l’ « exit » caractérise un comportement typiquement économique et la « voice » une attitude politique- ; la théorie de la reconnaissance d’Axel Honneth ; les critiques très constructives que Nancy Fraser a adressées à ce dernier (et à la conception de « l’espace public » de Jurgen Habermas, qui dirigea l’institut de recherches sociales de Francfort avant Honneth) [10] – sans doute l’un des chapitres les mieux réussis de l’ouvrage- en insistant sur le statut plutôt que les identités et en plaçant au coeur de sa conception de la justice la parité de participation au débat collectif ; la notion de « capabilités » au cœur de la philosophie morale de l’économiste Amartya Sen, qu’il distingue bien des capacités, et les prolongements qu’en propose Martha Nussbaum dans une perspective féministe. Il développe ensuite la critique radicale de l’institution familiale et du mariage proposée par Susan Moller Okin, moins connue sans doute des publics européens, mais qui n’est pas sans faire écho à de nombreux travaux sociologiques sur l’organisation inégale (et persistante) [11] du travail domestique, ou les effets non moins inégaux des divorces sur les membres du couple par exemple, ce qui invite, contre les pensées libérales, à considérer la sphère domestique comme porteuses d’enjeux éminemment politiques. Suivent la présentation des thèses de Will Kymlicka sur le multiculturalisme, non moins fructueuses pour éclairer les débats européens, et notamment français en apportant notamment des distinctions pertinentes là où règnent le plus souvent les confusions les plus grossières, celle des analyses de Richard Sennett – un peu caricaturées ici- concernant le « travail sans qualité » et la dissolution des liens sociaux sous l’effet de la marchandisation, des réflexions de Charles Taylor sur l’aménagement des rapports interculturels et enfin la théorie des « sphères de justice » de Michael Walzer qui, loin de déplorer le morcellement de la vie publique en sphères autonomes [12], y voit la condition de réalisation d’une « égalité complexe », où la domination dans une sphère d’activité donnée peut être compensée par un ordre inversé dans une autre : le principal danger dans une société serait ainsi au contraire la prétention d’un ordre donné – économique par exemple- à vouloir régir tous les autres.

Le panorama proposé par Pierre Ansay est incontestablement stimulant, et écrit d’un style d’autant plus accessible qu’il est ponctué d’humour. On pourra regretter certaines simplifications quelque peu outrancières, des chapitres quelques peu inégaux (celui sur Sennett rend par exemple mal compte de la pensée de celui-ci en la réduisant à une sorte de vulgate « anti-marchandisation », tandis que ceux concernant les auteures féministes – auxquelles l’auteur avoue à demi-mot sa préférence dans la conclusion sont les mieux réussis) qui le choix d’exemples que l’on pourra juger parfois peu judicieux et, plus anecdotiquement, la persistance de quelques coquilles ainsi qu’un prix de vente quelque peu prohibitif pour ce qui se veut un ouvrage de vulgarisation. Sa lecture ne peut ainsi se substituer à celle des œuvres qu’elle introduit, et on ne peut qu’espérer qu’il saura susciter l’envie de s’y reporter.

NOTES

[1Voir par exemple le diagnostic de panne que dresse Razmig Keucheyan, auteur d’Hémisphère gauche (Paris, La Découverte, 2010), résumé dans un récent entretien : « La panne stratégique des penseurs critiques » (entretien avec Clémentine Autain et Marion Rousset), Regards, 10 avril 2010 [Consulté le 14 avril 2011]

[2Droite et gauche. Essai sur une distinction politique, Paris, Seuil, 1996 [1994], où il précise notamment lucidement que si les inégalités sont évidemment multidimensionnelles, la distinction entre les tenants de la gauche et ceux de la droite va consister à qualifier axiologiquement certaines formes d’inégalités respectivement d’injustes ou non

[3Voir « A Reply to Norberto Bobbio », New Left Review, n°231, sept.-oct.1998

[4Là aussi certains lecteurs pourront s’agacer de cette tendance à résumer l’Amérique aux seuls Etats-Unis, voire à l’Amérique du Nord, comme si on ne trouvait aucun intellectuel digne de ce nom plus au Sud...

[5Le « nouveau » du titre apparaît ainsi quelque peu abusif...

[6Voir notamment Matthieu Hauchecorne, « Le "professeur Rawls" et "le Nobel des pauvres". La politisation différenciée des théories de la justice de John Rawls et Amartya Sen », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, n°176-177, 2009, pp.94-113

[7A titre d’exemple, sa proposition d’ériger l’anglais en « lingua franca » européenne est loin de faire l’unanimité. Voir par exemple les articles de Bernard Cassen dans Le Monde diplomatique, par exemple « Contre le « tout anglais » » , Le Monde diplomatique, août 2007

[8En témoigne par exemple la promotion souvent hypocrite de la « mixité sociale » comme remède théorique à tous les maux (voir Éric Charmes, « Pour une approche critique de la mixité sociale », La Vie des idées, 10 mars 2009), et le fait que si entre-soi choisi il y a, c’est bien du côté de la grande bourgeoisie qu’il se situe, comme l’ont bien montré Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon dans leurs différents ouvrages

[9Voir Défection et prise de parole (Paris, Fayard, 1995 [1970])

[10Voir aussi le recueil d’articles de cette dernière qui vient d’être édité en France (Qu’est-ce que la justice sociale ?, Paris, La Découverte, 2011

[11Voir par exemple le récent ouvrage de François-Xavier Devetter et Sandrine Rousseau, Du balai (Paris, Raisons d’agir, 2011), critique argumentée de la vogue actuelle des « services à la personne », qui montre combien il est essentiel d’associer genre et classe sociale dans l’organisation des activités ménagères

[12Que l’on peut penser à partir de la théorie de la division du travail social d’Émile Durkheim ou de la théorie des champs de Pierre Bourdieu par exemple

Note de la rédaction

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