Par Jennifer Bidet [1]
« Il y a le ciel, le soleil et la mer »...c’est à ces paroles de chanson estivale (démodée) que semble faire référence la couverture du numéro 170 d’Actes de la Recherche en Sciences Sociales : un dégradé du bleu au jaune qui fait écho au thème du numéro, « Les nouvelles (?) frontières du tourisme ».
Plus sérieusement, il s’agit pour les coordinateurs de ce numéro (Bertrand Réau, avec la collaboration de Saskia Cousin, Franck Poupeau et Yves Winkin) d’établir un véritable programme de recherche de sciences sociales sur le tourisme. Ce programme, qui tente de se démarquer d’approches trop économicistes et dépendantes de l’industrie du tourisme, souhaite en particulier interroger l’enchantement du monde touristique et la relation ambiguë existant entre tourisme et économie. Ce programme théorique est servi par des contributions aux horizons conceptuels et méthodologiques variés, jonglant entre des approches goffmaniennes des interactions touristiques et des analyses plus bourdieusiennes des trajectoires sociales et professionnelles de certains acteurs du tourisme. Nouvelles approches scientifiques du tourisme donc, de formes anciennes de tourisme interrogées avec de nouveaux outils (tourisme populaire, tourisme religieux, tourisme des élites). Mais aussi études de formes nouvelles du tourisme (humanitaire, solidaire, responsable, durable, équitable...) dont la nouveauté est interrogée (d’où le point d’interrogation du titre du numéro).
Une approche du tourisme par les sciences sociales : la définition d’un programme de recherche
L’article introductif du dossier de Bertrand Réau et Franck Poupeau propose une histoire rapide de l’étude du tourisme par les sciences sociales, pour en souligner les manquements et pour proposer une nouvelle approche. Alors qu’aux Etats-Unis l’étude du tourisme et de ses effets sur les cultures visitées se développe dès les années 1970 pour donner naissance à ce qui est aujourd’hui reconnu comme un champ universitaire légitime, en France les approches scientifiques du tourisme se sont peu développées, victimes notamment de la division disciplinaire et de la relation ambiguë à l’industrie touristique.
En France, l’objet « tourisme » sera surtout approprié par les géographes, dans une perspective descriptive (mesure des flux migratoires, classement des stations touristiques, élaboration de typologies). Il confirme sa légitimité académique dans cette discipline en étant inscrit au programme de l’agrégation d’Histoire-Géographie au début des années 1990. Mais dans les autres sciences sociales, l’objet tourisme - bien qu’apparaissant dans des travaux historiques sur le voyage ou le loisir - est, selon les auteurs, rarement pris comme objet d’étude principal.
Cette absence de légitimité académique peut être reliée (dans les deux sens) [2] à l’étroitesse des liens entretenus entre l’étude scientifique du tourisme et l’industrie du tourisme. Dès les années 1960, les recherches sur le tourisme s’inscrivent dans la recherche contractuelle tournée vers l’aménagement du territoire. Plus récemment, les travaux de Jean Viard et de Jean-Didier Urbain - auteurs de nombreux ouvrages de « sociologie du tourisme » - ont été financés par la DATAR [3] (Délégation à l’Aménagement du Territoire et à l’Action Régionale) ou le Club Med, et tendent à mélanger méthodes des sciences sociales et « techniques de marketing » (p. 9) : « se noue ainsi une interdépendance entre les chercheurs et l’univers professionnel du tourisme : les institutions publiques transposent des méthodes et des grilles de lecture du secteur privé ; les professionnels du tourisme s’inspirent, en retour, des analyses proposées par les universitaires et les rapports d’organisations publiques (souvent produits par ces mêmes universitaires » (p. 9).
Dernier problème rencontré par les approches passées du phénomène touristique : la représentation du touriste soit comme simple acteur économique soit comme être libre affranchi des pesanteurs sociales. Le premier « travers » concerne notamment les travaux en géographie qui voient dans le touriste un acteur d’un nouveau secteur de l’économie ; il se retrouverait dans les études des années 1980 sur le rapport entre tourisme et sociétés locales, rapport vu surtout sous l’angle économique. Le deuxième « biais », né pourtant d’une volonté de sortir de l’approche économiciste et d’interroger l’imaginaire touristique et les représentations liées à cette activité, est de considérer le tourisme et les vacances comme un temps à part dans lequel les pesanteurs sociales seraient mises entre parenthèses. Ce point de vue est, bien entendu, lié à un positionnement théorique particulier de ces chercheurs, dont plusieurs (Jean-Didier Urbain notamment) ont travaillé au Centre d’études sur l’actuel et le quotidien dirigé par Michel Maffesoli, laboratoire dont on connaît la faible proximité théorique avec la pensée bourdieusienne ou, plus largement, avec une approche dite « déterministe ».
Une fois ces modèles repoussoirs posés, quel est le programme de recherche proposé par les auteurs ? Réau et Poupeau proposent de s’intéresser davantage à la relation paradoxale entretenue entre tourisme et économie : d’un côté, le marché touristique est valorisé, souvent présenté comme vecteur de développement économique d’un pays ou d’une région ; « de l’autre, les touristes et les professionnels du tourisme coproduisent un déni des caractéristiques marchandes des services et une relation enchantée au monde social » (p. 10). Les auteurs proposent donc une approche du tourisme et des activités touristiques fondée en partie sur l’approche bourdieusienne de « l’économie des biens symboliques » [4] dont « la spécificité est de produire un rapport enchanté au monde au sein d’un rapport marchand » (p. 10). Pour résumer, les auteurs invitent à « étudier les conditions sociales de l’économie du tourisme auxquels participent différents groupes sociaux : associations, Etats, organismes internationaux, opérateurs privés, etc. » (p. 10) pour prendre en compte les « mécanismes d’euphémisation des rapports marchands et des relations de domination, consubstantiels à un certain « enchantement du monde » touristique » (p. 10).
Approches de l’enchantement du monde touristique : des formes particulièrement enchantées de rapports touristiques
Pour étudier la dénégation des rapports marchands au sein des activités touristiques, il est pertinent de s’intéresser à des formes particulières de tourisme, portant en elles de manière exacerbée cette dénégation de l’économique. C’est la raison pour laquelle le dossier regroupe des articles traitant du tourisme en chambre d’hôtes (où le « concept » touristique est de « recevoir le touriste en ami »), du tourisme solidaire (où il est question de vivre « vraiment » en immersion dans un village africain), du tourisme religieux (où l’idée de pèlerinage permet de gommer l’aspect commercial des transactions d’objets religieux), du tourisme humanitaire (où l’on ne vient pas visiter et consommer le pays mais aider les pauvres), du tourisme « syndical » (où l’ambition est de confronter les travailleurs français aux réalités sociales d’autres pays). Ces formes particulières de tourisme exacerbent le rapport enchanté au monde touristique par rapport à un tourisme plus « classique » comme le souligne Nadège Chabloz à propos du tourisme solidaire : « Doit-on en conclure que la forme de tourisme « solidaire » proposée par Tourisme et développement solidaires crée plus de malentendus dans la rencontre entre touristes et habitants qu’une forme de tourisme classique ? Il apparaît en effet que l’ONG tente de gommer l’aspect « marchand » de la rencontre entre visiteurs et visités pour la présenter comme une « rencontre authentique » et que cette vaine tentative est probablement créatrice de davantage de malentendus qu’une forme de tourisme classique » (p. 43).
Il s’agit, pour les promoteurs de ces formes nouvelles (?) de tourisme, de se démarquer des formes classiques, consuméristes de l’activité touristique : le tourisme solidaire se pose en alternative au tourisme classique hébergé dans des hôtels coupés du monde où le but est de se baigner et de bronzer sur les plages des pays pauvres, enrichissant quelques rares promoteurs locaux ; le tourisme syndical s’oppose à la fois au tourisme oisif « tout ce qui peut amuser, distraire sans faire penser » et au tourisme bohème « petit bourgeois » (incarné par les voyageurs pour Katmandou) ; le tourisme en gîte s’oppose au tourisme classique des hôtels impersonnels. Chaque fois, le modèle repoussoir du tourisme de masse, « classique », est rejeté dans sa dimension économique : il s’agit - pour les organismes de tourisme concernés comme pour les touristes - de mettre en avant la dimension non marchande de l’aventure touristique, de rejeter les rapports économiques trop visibles.
Christophe Giraud, à propos des Gîtes de France, et Nadège Chabloz, à propos du tourisme solidaire au Burkina Faso, se rejoignent dans une analyse des règles d’interaction entre « hôtes » et « accueillants » : des règles implicites, des malentendus entretenus de part et d’autre de la relation touristique permettent de préserver l’idée d’une rencontre « authentique », d’une relation non marchande : « en chambre d’hôtes on joue à la relation amicale, ce qui peut renvoyer souvent à des sentiments réels, mais on sait bien aussi que c’est un jeu » (p. 26). Il s’agit donc de faire passer une relation marchande pour une relation amicale, familiale, fraternelle, désintéressée et libérée des contraintes économiques et sociales : dans le cas des Gîtes de France comme celui de l’ « immersion » dans un village africain, le caractère déséquilibré de la relation entre agriculteur rural et cadre urbain, entre touriste français et « villageois » burkinabé est consciencieusement étouffé. Autre exemple de cette négation des rapports marchands : le cas du tourisme religieux au Mont Athos décrit par Filareti Kotsi. Ainsi, la commercialisation d’objets sacrés par les moines du Mont Athos est présentée comme une transaction symbolique plus qu’économique : « la valeur des souvenirs vendus par les moines est d’ordre symbolique. Ils ne sont pas considérés comme des marchandises par les pèlerins » (p. 55) ; « les acheteurs dénient la réalité de l’échange : parler d’argent et de relations économiques anéantirait la dimension sacrée du pèlerinage » (p. 56).
Cette euphémisation des rapports marchands, exigée des touristes en quête d’authenticité, est aussi « vendue » en tant que telle par des organismes spécifiques aux positionnements ambigus, entre promotion d’un tourisme différent, authentique, libéré des rapports marchands, et contrainte de la concurrence et de la rentabilité. C’est le cas de l’ONG Tourisme et développement solidaire, écartelée entre son rôle d’ONG d’aide au développement et sa vocation touristique à vendre des voyages ; c’est aussi le cas de l’association Tourisme et Travail, très bien étudiée par Sylvain Pattieu, association défendant un tourisme d’éducation populaire tout en étant pris dans les contraintes de la concurrence (elle finit d’ailleurs par se transformer en société commerciale). L’évolution de l’association de tourisme populaire est très bien illustrée par les différentes couvertures du magazine publié par l’association qui accompagnent l’article de Pattieu.
De manière un peu décalée, Anne-Catherine Wagner décode également les enjeux socio-économiques du « voyage dans la formation des élites » : loin de n’être que des voyages d’aventure et de découverte, ces voyages ont un rôle très important dans la formation des élites, dans la reproduction de ces élites par l’acquisition de compétences en langues étrangères ou de compétences relationnelles et sociales internationales.
Au-delà d’une volonté partagée par les touristes, les organismes ou associations de voyage, les Etats, les habitants des régions ou pays visités, d’euphémiser la dimension marchande de la relation touristique, ce dossier propose donc d’en faire ressortir les dimensions sociales, de réinscrire le tourisme dans la société (plutôt que d’en faire un temps à part). C’est également dans cette perspective que plusieurs articles analysent le tourisme d’un point de vue historique, proposent une histoire sociale du tourisme. Ainsi, les articles d’Anne-Catherine Wagner (sur les voyages des élites), de Sylvain Pattieu (sur l’association Tourisme et Travail) et de Bertrand Réau proposent-ils de regarder les formes prises par le tourisme en d’autres temps, pour mieux voir ses évolutions et ses permanences. Bertrand Réau, dans son analyse de la création du Club Méditerranée, offre une analyse historique de l’évolution des loisirs, du sport, des vacances au cours du 20e siècle, analyse qui peut autant servir à une sociologie du sport, du corps qu’à une sociologie du tourisme. Sylvain Pattieu contextualise l’évolution de Tourisme et Travail dans l’histoire des vacances populaires d’un point de vue institutionnel [5] et dans l’histoire et une sociologie du syndicalisme français. L’analyse du décalage entre les militants syndicaux à la tête de Tourisme et Travail, aspirant à des pratiques culturelles légitimes, et les usagers des voyages proposés est particulièrement intéressante pour la sociologie et l’histoire sociale du syndicalisme : « la bonne volonté culturelle des dirigeants de Tourisme et Travail, liée à leur expérience de promotion sociale par le biais du militantisme, les conduit à condamner le primat donné à la distraction et à la consommation. Ces derniers aspects sont pourtant privilégiés par les usagers, qui ne semblent pas déplorer les carences du contenu culturel » (p. 99).
Enfin, l’orientation théorique et méthodologique des articles du numéro est relativement variée. Des articles au regard fortement influencé par Goffman comme celui de Christophe Giraud (consacré à l’étude des interactions, règles, jeux,...entre hôtes payants et accueillants dans les Gîtes de France) cohabitent avec des articles aux accents davantage bourdieusiens tels celui de Bertrand Réau qui analyse la création du Club Med à travers l’étude des trajectoires sociales et professionnelles de ses créateurs ou celui de Sylvain Pattieu analysant les dissonances culturelles entre les militants de Tourisme et Travail aux aspirations culturelles dites légitimes et les usagers de l’association aux goûts davantage « populaires ». D’autres articles sont plutôt ethnographiques tel l’article de Xavier Zunigo sur le tourisme humanitaire ou celui de Filareti Kotsi sur le tourisme religieux, même si une attention est toujours accordée à la fois aux modes d’interaction et aux positions occupées dans l’espace social par les individus ou les organismes étudiés.