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Parlez-moi de la pluie

Un long-métrage d’Agnès Jaoui (France, 2008, 1h38), sorti en salles le 17 septembre 2008

publié le lundi 22 septembre 2008

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Par Igor Martinache

Certains aiment qu’on leur parle d’amour, ou de soi-même ("parlez moi de vous !"), mais le tandem Jaoui-Bacri préfère lui deviser sur la pluie. Un sujet bien moins badin qu’il n’y paraît [1] ainsi et dont ils traitent cependant sans précipitation. Difficile en effet de retracer la trame narrative de ce troisième long métrage signé Agnès Jaoui et qui, comme ses deux précédents, Le goût des autres (2000) [2] et Comme une image (2004) prête à de multiples interprétations, au-delà de son seul titre. A l’instar de Claude Sautet, Agnès Jaoui ne met pas une histoire, mais peint des « portraits en mouvement » [3].

S’entrecroisent ainsi dans ce film les histoires d’Agathe Villanova (Agnès Jaoui), écrivain féministe qui a accédé à la renommée. A l’orée d’une carrière politique, celle qui s’auto-définit comme une « bourgeoise parisienne » revient passer une dizaine de jours dans le Midi de son enfance, où ses parents pieds-noirs avaient trouvé refuge après la guerre d’Algérie. Elle vient notamment y aider sa sœur Florence (Pascale Arbillot) à ranger les affaires de sa mère disparue un an auparavant. L’occasion pour Karim (Jamel Debbouze), le fils de Mimouna (Mimouna Hadji [4]) la femme de ménage algérienne de la famille Villanova - aujourd’hui au service de Florence et son mari Stéphane (Guillaume de Tonquédec)-, et son ami Michel Ronsard (Jean-Pierre Bacri), son ancien prof de cinéma, pour réaliser un documentaire sur Agathe dans le cadre d’une série consacrée aux « femmes qui ont réussi » [5].

« Agathe Villanova, la seule femme connue qu’on connaît » comme le clame Karim. Sauf que celui-ci n’a jamais vraiment porté ladite femme dans son cœur, notamment pour la condescendance qu’elle ne manque jamais de manifester à son égard. Ainsi quand il vient lui demander de réaliser son portrait, celle-ci ne peut s’empêcher de lui répondre : « tu fais un film toi ? » qui n’est pas sans faire écho au « c’est bien ça » à partir duquel s’embrouillent les protagonistes de la pièce de Nathalie Sarraute, Pour un oui ou pour un non.

On ne saurait donc résumer l’intrigue de ce film, tant celle-ci est faite de de petites choses au fond beaucoup moins signifiantes que les interactions entre les personnages de cette petite galerie. Et c’est en cela que ce film intéressera les sociologues. Comme dans leurs scénarios précédents, le duo à la vie comme à la plume, Agnès Jaoui et Jean-Pierre Bacri s’intéressent aux petits frottements de la vie quotidienne, d’une manière qui n’est pas sans faire écho à la sociologie d’un Jean-Claude Kaufmann [6], mais aussi et peut-être surtout à L’Homme pluriel de Bernard Lahire [7]. Comme clé - forcément incomplète- de compréhension des actions et réactions des acteurs mis en scène, nous sont données à voir les rencontre entre les multiples dispositions des acteurs présentés. Loin d’être l’incarnation d’un caractère unique comme dans certain théâtre classique, chacun d’entre eux va s’adapter -et de manière pas nécessairement adaptée-
aux situations rencontrées en fonction de son propre passé, d’habitudes et de valeurs incorporées. Ainsi Agathe a-t-elle sans doute développé sa forte personnalité, comme on dit, au contact d’une mère qui l’idolâtrait autant qu’elle négligeait sa cadette. Mais cette assurance qui explique sans doute une bonne partie de sa trajectoire professionnelle vient aussi buter sur le regard de ses proches - à commencer par Antoine (Frédéric Pierrot), son petit ami, qui lui exprime son ras-le-bol d’occuper un strapontin dans son agenda-, et des électeurs qui lui font porter, en tant que femme politique, la responsabilité de tout ce qui leur arrive, y compris le mauvais temps.

De même le personnage de Karim évolue-t-il au fil du film. Refusant d’être réduit à sa situation de réceptionniste dans un hôtel [8], celui-ci aspire à la reconnaissance culturelle à travers la réalisation de films. Particulièrement sensible aux (petites ?) humiliations quotidiennes auxquelles l’expose sa physionomie arabe, comme le tutoiement spontané que peuvent lui adresser certains interlocuteurs anonymes, il ne comprend pas que sa mère n’y semble absolument pas sensible. La différence de socialisation y joue sans doute pour beaucoup [9]. L’humiliation taraude aussi son ami qu’il admire - du moins au départ-, Michel, qui la vit cependant d’une manière bien différente. S’il parvient à faire illusion dans son « costume » de réalisateur accompli, il se débat pour obtenir la considération de son adolescent de fils dont il vit séparé par un divorce, y compris sur des détails -apparemment- aussi anodins comme la composition d’un dessert italien au restaurant. Voilà quelques exemples parmi bien d’autres d’habitus en mouvements que nous donne à voir ce troisième long-métrage signé Agnès Jaoui, servi du reste par une réalisation maîtrisée [10] et des dialogues tantôt drôles, tantôt poignants. On pourra aussi apprécier la relative absence de moralisme dans un film qui ne manque pas pour autant d’enseignements sur la vie sociale. Chacun y est en effet tour à tour - et parfois simultanément- bourreau et victime dans ce jeu des petites humiliations que peut constituer par exemple le fait d’arriver en retard à un rendez-vous. Le film évite par ailleurs le double-écueil d’un regard hagiographique ou au contraire dénonciateur des hommes -et femmes- politiques, en montrant pour cela bien certaines des contraintes structurelles liées à l’exercice de ce métier [11]. Beaucoup est dit par Agathe lorsque, dans un moment de crise, elle déclare justement être « une bourgeoise parisienne qui aime parler politique avec ses amies », mais lorsqu’il s’agit d’aller sur le « terrain »... Ultime jalon de la démonstration de la pluralité des acteurs sociaux, la réception très différente que chacun peut en faire selon sa propre histoire et ses dispositions : certains sortent de la séance hilares ou enthousiastes, quand d’autres se sentent accablés d’une plus ou moins profonde mélancolie...

Espérons que ces quelques lignes vous auront donné envie de faire davantage connaissance avec ces « portraits en mouvement » brossés par les plus interactionnistes des scénaristes français. Et surtout qu’en sortant de la salle, d’une manière ou d’une autre, Parlez-moi de la pluie vous aura...plu !

NOTES

[1Parler de la pluie et du beau temps, autrement dit du temps qu’il fait, constitue une des manières les plus universelles d’entrer en contact avec autrui tout en évitant de le "heurter" - au sens métaphorique du terme- et donc en préservant sa "face" et celle des autres - cf Erving Goffman, Les rites d’interaction, Paris, Minuit, "Le sens commun", 1974 [éd.originale : 1967]. Mais parler de la pluie, ce peut être aussi choisir d’aborder les sujets qui nous minent, sources de mélancolie profonde, rompant ce faisant avec l’injonction sociale à montrer un air jovial même quand "ça ne va pas". C’est ainsi accepter de livrer une part de notre intimité à l’autre

[2Grand classique des cours de Sciences économiques et sociales pour illustrer la notion de "distinction culturelle" - cf Pierre Bourdieu, La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979

[3Cf l’émission « Projection privée » sur France Culture du 20 septembre 2008 dont Agnès Jaoui et Jean-Pierre Bacri étaient les invités

[4Actrice "amatrice" pour l’occasion. Rencontrée par le couple Jaoui-Bacri sur leur lieu de vacances et menant une existence proche à certains égards de son personnage, celle-ci ne sachant pas lire a dû apprendre son rôle au moyen d’un dictaphone. Selon la réalisatrice, celle-ci présentait certaines difficultés à prendre des distances vis-à-vis de son "double à l’écran", ce qui renvoie cependant peut-être moins à son éloignement vis-à-vis d’un rapport au temps libéré des urgences du quotidien qu’à celui vis-à-vis de l’écrit et de la culture scolaire, qui substitue un rapport objectivant et symbolique vis-à-vis du langage à un rapport pragmatique -cf Bernard Lahire, L’Homme pluriel. Les ressorts de l’action, Paris, Nathan, 1998, p.121 et suiv.

[5Notons au passage la fréquente utilisation intransitive de ce verbe transitif dans le langage courant : signifie-t-il que le complément d’objet direct est tellement évident qu’il se passe de précision ? Ou au contraire qu’on serait tellement embarrassé à définir ce que « réussir sa vie » signifie qu’on préfère le refouler ?...

[6Voir notamment Agacements. Les petites guerres du couple, Paris, Armand Colin, 2007 ou le petit manuel de méthodes où il décrit bien sa démarche de recherche relativement originale : L’entretien compréhensif, Paris, Armand Colin, coll. « 128 », 2004

[7op.cit.

[8Selon un processus de réification banalisé par le langage même qui nous incite à utiliser le verbe « être » pour évoquer la profession des uns et des autres - sur les nombreuses "institutions permanentes du même" qui alimentent le mythe de l’identité personnelle invariable, cf Bernard Lahire, op.cit., p.25 et suiv., ou sur ses conséquences, Axel Honneth, La réification, Paris, Gallimard, 2007 dans lequel le nouveau chef de file de l’Ecole de Francfort explore les trois formes que peut revêtir cette source de « pathologies du social » : la réification intersubjective, objective et subjective

[9Sur ce concept phare de la sociologie, voir le petit manuel de Muriel Darmon, La socialisation, Paris, Armand Colin, 2006, et de la même auteure l’ouvrage issu de sa thèse consacré au processus de socialisation à l’anorexie, Devenir anorexique, Une approche sociologique, Paris, La Découverte, coll. « Textes à l’appui », 2003, récemment republié en poche et dont un compte-rendu est disponible ici

[10On notera plusieurs plans-séquences tout à fait réussis

[11Pour un regard « historique » sur la constitution et les évolutions de cette profession en France, voir l’ouvrage collectif dirigé par Michel Offerlé, La profession politique, XIXe-XXe siècles, Paris, Belin, 1999

Note de la rédaction

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