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Passionnés, fans et amateurs

Un numéro de la revue "Réseaux" (n° 153, 2009)

publié le lundi 21 septembre 2009

Domaine : Sociologie

Sujets : Culture

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Par Olivier Vanhée [1]

Ce nouveau numéro de la revue Réseaux se propose de rendre compte de la « diversité des formes d’engagement passionnés dans le domaine culturel ». Le fait que ce dossier sur « les passionnés, les fans, les amateurs » soit coordonné par Olivier Donnat, sociologue qui a dirigé les enquêtes sur les Pratiques culturelles des Français, est en lui-même significatif d’une nouvelle orientation des recherches en sociologie de la culture. Le colloque qu’il avait organisé en 2002 au Louvre [2] témoignait déjà d’un intérêt pour l’exploration des « publics de la culture », et d’une « mise en question de l’approche d’une grande enquête nationale, serrée dans le carcan d’une comparabilité obligée avec les précédentes » [3].

Olivier Donnat commence par souligner que les « passions culturelles » constituent un « mode de construction identitaire » qui a été négligé par rapport aux autres dimensions de l’identité (la famille, le travail, les appartenances statutaires). Il souligne deux autres biais des recherches portant sur les loisirs et les rapports à la culture : d’une part, le vocabulaire utilisé pour désigner les diverses formes d’attachement à des objets culturels est instable (« fan », « amateur », « passionné »...) et circule à la fois dans le langage courant et dans le langage académique ; d’autre part, la pluralité des rapports passionnés est souvent perçue et ordonnée à partir d’une hiérarchie opposant l’amateur de culture légitime au fan de culture populaire. Donnat montre que la sociologie de la culture de Pierre Bourdieu a contribué à consolider cette hiérarchisation des modes d’appropriation des biens symboliques, fondée sur une homologie avec les hiérarchies internes aux champs de production culturelle. Si les enjeux de distinction et de différenciation ne sont pas absents de la plupart des articles de ce numéro, Donnat explique que l’opposition binaire « amateur vs fan » constitue une « injustice interprétative » qui ne prend pas en compte les acquis théoriques et empiriques de la sociologie de la réception.

Les différentes contributions témoignent d’une variété des points de vue de connaissance, des méthodes, et des « objets-supports » des passions : Philippe Le Guern fait une synthèse des travaux sur les « cultures fans », en faisant une large place au domaine de la musique (notamment le rock), de la télévision et du cinéma ; Antoine Hennion s’appuie sur l’exemple des amateurs de musique classique et de vin pour présenter son approche de la « réflexivité » des amateurs ; Olivier Donnat combine un retraitement de l’enquête statistique de l’INSEE sur les histoires de vie et des entretiens avec des « passionnés » ; Clothilde Sabre a mené une enquête ethnographique dans une boutique spécialisée vendant des mangas ; Sébastien François s’appuie sur l’analyse des « fanfictions » écrites par de jeunes amateurs d’Harry Potter.

En ouverture de ce numéro, Philippe Le Guern esquisse un « bilan critique de la sociologie des fans » qui s’avère très utile pour avoir un aperçu des principaux concepts utilisés dans la littérature académique sur les fans, principalement anglo-saxonne. L’auteur, qui a lui-même contribué au développement de cette sociologie des fans en France [4], s’attache à « déconstruire la façon dont sont pensés, d’un point de vue académique, les fans » en retenant quatre points d’entrée thématiques. Il montre d’abord combien la métaphore religieuse a structuré les productions académiques sur le sujet, notamment depuis les travaux d’Edgar Morin en France. Si certains pointent les similitudes entre des pratiques de fans et des pratiques rituelles ou hagiographiques, d’autres soulignent les anachronismes et les limites de la métaphore, tant sont grandes les différences de contexte historique entre les pratiques du « culte des Saints », les rites religieux d’un côté, et la diversité des pratiques des passionnés culturels dans les sociétés contemporaines de l’autre. La principale limite est que ces usages de la métaphore religieuse sont rarement appuyés sur des enquêtes empiriques. Le Guern montre ensuite que Pierre Bourdieu et Michel De Certeau sont deux auteurs français qui ont « vivifié » la recherche anglo-saxonne sur les fans. Il explicite la place assignée aux « fans » par Pierre Bourdieu, en retenant trois éléments qui ont fait l’objet des critiques les plus vives : le fan serait issu des classes populaires et de la petite bourgeoisie et entretiendrait donc un rapport dominé à la culture, marqué par un « sentiment d’aliénation ou de dépossession », et par un « sens de l’accumulation ». Au delà des critiques du « légitimisme » de la théorie de la légitimité culturelle, Le Guern note que des chercheurs anglo-saxons ont fait usage des concepts de la sociologie de Bourdieu pour mettre en évidence des enjeux de distinction entre fans. Ces emprunts contrastent avec la situation française, où les rivalités académiques ont parfois contribué à « durcir » les oppositions entre la sociologie des fans et des amateurs d’un côté, et la sociologie de la « consommation culturelle » de l’autre. Le Guern montre également que certains travaux anglo-saxons ont emprunté à Michel de Certeau la notion de « braconnage » pour brosser « le portrait d’un public actif, coproducteur du sens des œuvres, engagé dans une véritable dynamique d’appropriation, et participant à des sociabilités et des interactions qui débordent le simple moment de la réception ». Le Guern évoque ensuite les activités de fans (lors des conventions, dans les fanzines) qui permettent « l’affirmation et la consolidation de la distinction entre le eux et le nous », mais également « l’apprentissage » de l’identité de fan. Il insiste sur le domaine des queer et camp studies [5] et sur les relectures et le détournement de certains textes médiatiques.

L’article d’Antoine Hennion complète cette approche bibliographique en présentant la manière dont l’auteur redéfinit la notion de goût comme une activité réflexive. Hennion s’appuie sur une série de concepts (attachement, prise, médiations) pour attirer l’attention sur les « opérations et techniques utilisées pour se rendre sensibles aux objets », ou encore les « procédures pour mettre son goût à l’épreuve ». Il met l’accent sur « le sens premier » de la réflexivité, c’est-à-dire l’attitude de l’amateur au « moment indéterminé de l’avènement », « dans lesquels sont produits ensemble et l’un par l’autre le corps qui goûte et le goût de l’objet, le collectif qui aime et le répertoire des objets aimés ». Cette réflexivité est aussi une « attention différenciée et différenciatrice » qui renvoie à une histoire collective : discours et écrits, vocabulaire spécifique élaboré par les critiques et connaisseurs. L’auteur s’appuie sur quelques exemples d’« amateurs » de musique (grand opéra et musique de chambre) et de vins.

L’originalité de l’article d’Olivier Donnat est de s’appuyer à la fois sur une enquête statistique par questionnaires (l’enquête Histoire de vie réalisée en 2003 par l’INSEE et l’INED) et sur 12 entretiens avec des « passionnés culturels » (qui avaient participé à l’enquête Histoire de vie). Ce croisement de données permet de cerner plus précisément « l’importance du loisir dans les processus contemporains de construction identitaire et de définition de soi », et de dégager des régularités dans les degrés et les formes d’un engagement culturel. Olivier Donnat explicite d’abord les traits essentiels du « rapport passionné à la culture », tel qu’il transparaît dans les entretiens : « pratique exigeante qui donne du sens à l’existence », la passion est présentée comme un trait de personnalité, caractérisée par la dimension d’excès, et par la continuité de l’intérêt tout au long de la vie. Olivier Donnat analyse plus précisément « les origines de la passion », c’est-à-dire l’identité des « passeurs » et les modalités de la « transmission » (ou de la « découverte, le cas échéant). Il souligne l’importance des transmissions effectuées dans le cadre familial et distingue trois facteurs favorables au développement d’une passion culturelle : la proximité avec le monde de la culture lié à une enfance dans un milieu socioculturel favorisé, les effets liés à l’apprentissage précoce, la valeur de l’exemple. Il souligne également « l’importance des objets » et des « ruptures biographiques » dans le déclenchement des passions. Olivier Donnat dégage enfin quatre modes principaux d’ancrage de la passion, en s’appuyant sur les résultats de l’enquête quantitative : les passions inscrites dans une tradition familiale et situées sur le registre de la reproduction ; dans la deuxième forme d’ancrage, le milieu familial joue également un rôle, mais c’est un conflit pendant l’enfance qui est à l’origine de la passion, et la transmission est « douloureuse » ; dans le troisième cas, c’est un accident biographique (décès dans la famille, accident, déménagement...) qui est à l’origine de l’engagement dans une passion ; dans le dernier cas, la passion n’est pas un élément du patrimoine transmis par les parents, et elle fonctionne comme un moyen de se mettre à distance de ses appartenances héritées, notamment pour les personnes en situation d’ascension sociale. Olivier Donnat conclut que « les conditions de découverte et/ou de transmission d’une activité culturelle font varier la nature des enjeux identitaires dont elle devient le support ». Il détaille ensuite ces enjeux identitaires, en dégageant deux grands modèles d’articulation entre passion culturelle, activité professionnelle et vie familiale. Il présente d’abord l’idéal-type majoritaire du « jardin secret », qui concerne les passionnés exerçant une profession sans rapport avec leur passion. Ces enquêtés maintiennent un cloisonnement entre leurs activités professionnelles et leur passion culturelle, et gèrent diversement la place de leur passion dans l’univers familial, entre partage familial d’un centre d’intérêt et conflits pour un espace à soi. Le second modèle est celui de « l’engagement total » de passionnés qui sont parvenus à se « professionnaliser » ou à trouver un emploi en rapport direct avec leur passion. Donnat nuance enfin le lien entre le mode d’ancrage de la passion et les formes ultérieures de l’engagement des intéressés, et souligne les déplacements d’un modèle à l’autre, selon les contraintes associées à chaque période du cycle de vie.

L’enquête de Clothilde Sabre met à jour les tensions et les hiérarchies qui peuvent exister entre des fans qui partagent la même passion. L’auteur a réalisé une enquête ethnographique dans une boutique lilloise spécialisée dans la vente de mangas et de produits dérivés, et s’est intéressée à « l’aspect marchand de la passion ». Une « observation participante » menée sur plusieurs mois a permis à l’auteur de mettre à jour les catégorisations des clients par les vendeurs, et les prises de position critiques de certains clients à l’égard de la boutique et de son personnel : ces interactions révèlent des conflits entre logique marchande et logique passionnelle. L’auteur s’attache d’abord à saisir les interactions entre membres du personnel, leurs catégories de perception et de jugement. Si le patron ne se définit pas comme un fan et affiche ses ambitions commerciales, ses employés se présentent comme des passionnés, et ce sont d’anciens clients qui ont trouvé un moyen de « professionnaliser » leur passion. Au delà du partage de références communes entre amateurs de mangas, les vendeurs se distinguent selon leur degré de conformité aux normes de comportement requises pour être un « bon vendeur » dans cet espace marchand qu’est la boutique. Ces critères liés à la fonction commerciale du lieu fournissent un « support pour le classement et l’évaluation » des vendeurs : ceux qui abordent les clients, les conseillent et leur suggèrent des achats se trouvent valorisés. Ce même critère est sensible dans la hiérarchie établie entre clients acheteurs habitués et clients visiteurs. Les premiers ont de bonnes relations avec les vendeurs, sont valorisés pour leur « sérieux » : leurs pratiques d’achat valident le statut et les compétences professionnelles des vendeurs, et la nature commerciale du lieu. Parmi les clients sans achats, la catégorie la plus rejetée est celle des « squatters » qui viennent occuper l’espace de la boutique sans se conformer à sa vocation commerciale. Ces clients occasionnels se trouvent ainsi dénigrés et mis à distance, mais certains d’entre eux font part de leurs critiques dans des forums de discussion, et ce n’est pas sans effets sur la réputation et la fréquentation de la boutique. Ce rapport de force s’installe aussi parce que les frontières entre les savoirs profanes des amateurs de mangas et les savoirs professionnels des vendeurs est relativement floue : les clients maîtrisent les connaissances sur l’objet de leur passion et les vendeurs n’ont pas le monopole en matière de prescription. Ces enjeux de positionnement sont également sensibles dans le jeu des désignations : le terme « fan » peut faire l’objet d’usages valorisant, quand les vendeurs définissent par ce terme leur rapport aux mangas, mais il peut être connoté négativement quand il sert à stigmatiser les « squatters » ou les « otakus » réputés peu sociables.

La contribution suivante, de Sébastien François, met justement l’accent sur ce jeu de différenciation entre fans. L’auteur s’intéresse aux fanfictions, c’est-à-dire aux récits de fans « que certains écrivent pour prolonger, compléter, amender, leur romans, films ou encore séries télévisées préférées », à partir de l’analyse d’un corpus d’une centaine de fanfictions consacrées à Harry Potter, et mises en ligne sur un site Internet (Fanfiction.net). Si l’auteur se consacre aux fanfictions publiées sur Internet, il rappelle que ces pratiques d’écriture se sont d’abord développées sur d’autres supports, notamment dans les fanzines consacrés à Star Trek dés les années 60 et 70 aux Etats-Unis. L’univers de ces pratiques amateur est structuré par les contraintes formelles liés à la publication en ligne, par la définition de normes et de formats d’écriture, et par des distinctions entre plusieurs genres. Les fanfictions sont analysées comme des espaces de présentation de soi, qu’il faut resituer dans les interactions et les réseaux de sociabilité qui caractérisent les usages de la « textualité numérique ». L’auteur montre ainsi que les fiches de présentation comme les récits sont marqués par les interactions effectives ou potentielles avec les lecteurs du site (ou plutôt entre lectrices, puisque les fiches de présentation des auteurs témoignent d’une « domination féminine »). A rebours de certains travaux qui accentuent l’homogénéité des fans, l’auteur souligne les oppositions et dynamiques internes aux groupes de fans. Les propos échangés sur des forums de discussion témoignent de la stigmatisation de certaines catégories de fans (comme celles qui sont étiquetées « fangirls ») ou de certaines pratiques d’écriture (les récits qui témoignent d’une lecture jugée « naïve ») : les débats portent notamment sur le respect de certaines règles de cohérence avec le « canon » (le corpus des œuvres reconnues comme originales).

NOTES

[1ATER en socio à l’Université du Maine.

[2Donnat Olivier, Tolila Paul, Le(s) public(s) de la culture, Presses de Sciences Po, 2003

[3Op. cit. p.18.

[4Le Guern Philippe (dir.), Les cultes médiatiques. Culture fan et œuvres cultes, Presses Universitaires de Rennes, 2002. L’auteur a réalisé des enquêtes sur le fan-club du Prisonnier, sur les amateurs de l’Eurovision, et il est responsable d’un projet ANR sur la création en régime numérique.

[5A ce sujet, voir la fiche sur Teresa de Lauretis, Théorie queer et cultures populaires, La Dispute, 2007.

Note de la rédaction

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