Par Pierre-Alexis Tchernoivanoff [1]
Penser à gauche est le fruit d’une collaboration menée entre les éditions Amsterdam et La Revue Internationale des livres et des idées qui, pour des raisons essentiellement financières, a pour le moment cessé son activité. Néanmoins, la lecture de cet ouvrage nous replongera dans l’atmosphère intellectuelle de la défunte Revue, dont sont issus la majorité des articles. Les 8 chapitres et 43 articles qui composent cet ouvrage sont le fruit d’une « constellation d’activistes, d’analystes, de chercheurs et de théoriciens », dont le but explicite est l’aiguisage de la critique de gauche en vue des combats politiques à venir.
Se présentant comme une « boîte à outils », une reprise de la formule foucaldienne, ce recueil réfute toute perspective unitaire et assume les tensions, fractures et polémiques propres à toute pensée critique. Nous ne serons donc pas ici surpris de ce que la philosophie du care voisine celle des études sur le féminisme ou des théories de la décroissance. L’éclectisme est assumé, ce qui permet à l’ouvrage d’éviter les écueils dans laquelle se fourvoie régulièrement la pensée de gauche, celle d’un populisme selon lequel il n’y aurait « qu’ » à sortir du capitalisme et celle d’un réalisme selon lequel nous ne pourrions plus « que » nous ranger derrière un ordre libéral dominant. L’ouvrage a le mérite de s’immiscer dans cet interstice et d’en assumer le caractère inconfortable et précaire. Le tout selon une approche rigoureusement transdisciplinaire, cette « constellation » regroupant sociologues, philosophes, historiens, politistes et économistes.
Il est difficile voire impossible de proposer un résumé de chacune des contributions, si tant est que cela ait un sens. Néanmoins, parmi l’ensemble des critiques d’ouvrages ou entretiens qui composent cet ouvrage, quelques-uns méritent particulièrement d’être présentés.
La contribution inaugurale de Christian Laval est, dans son analyse de la logique néolibérale, tout à fait pertinente. A travers la présentation des ouvrages de François Denord sur la version française du néo-libéralisme [2] et de Wendy Brown sur les périls démocratiques engendrés par la généralisation du néolibéralisme [3], Laval retrace les étapes qui ont permis à cet art de gouverner, selon une terminologie là encore empruntée à Foucault, de s’étendre sur le territoire et les esprits hexagonaux. Le caractère constructiviste de cette idéologie fondée sur la seule logique du calcul privé et intéressé est, on pouvait s’en douter sous la plume de Laval [4], bien présent. Est également critiquée, par la reprise de l’idée de l’individu responsable de lui-même, la création d’une zone d’attache entre néolibéralisme et néoconservatisme. C’est autour de cette auto-responsabilisation des conduites que s’articuleraient d’un côté démantèlement des systèmes sociaux, au nom de la privatisation de la question sociale, et de l’autre la valorisation de la figure de l’individu prévoyant et travailleur. Rien de surprenant donc à voir ces deux logiques à l’œuvre conjointement. La fonction dépolitisante et dé-démocratisante de cette logique est également rappelée à la fin de l’article, avant de conclure sur la nécessité pour les sujets « traversés » par la logique néolibérale, s’ils sont encore en mesure de penser et vouloir la gauche, de redonner naissance au désir démocratique.
Autre contribution qui mérite notre attention, celle de l’entretien avec le philosophe italien Antonio Negri à propos de sa dernière collaboration avec Michael Hardt, Commonwealth [5]. Approfondissant les thèmes développés dans ses précédents ouvrages, Negri réaffirme ici le caractère opératoire du concept de multitude, ce sujet pluriel se construisant « en articulant luttes et théorie, désir et langage, dans une perspective de libération [6] ». Produit d’une résistance créative, c’est au sein de cette multitude, de ce collectif constitué de singularités que doit s’organiser la bifurcation vis-à-vis du capitalisme. Tenant d’un matérialisme historique dont les fins sont aléatoires, Negri décharge le telos de sa nécessité et plaide pour une politique de l’expérimentation du commun non finaliste : impossible d’envisager stratégiquement un horizon central à l’ensemble des luttes ; simplement des points d’accroche, des intersections à investir. Si le lecteur familier de la plume de l’auteur n’y trouvera rien de réellement nouveau, cet entretien s’avère être un excellent accès à l’œuvre, parfois très complexe, du penseur italien.
Nous mentionnerons ici également la contribution d’Alberto Toscano qui, à partir de l’ouvrage de Michael Scott Christofferson Les intellectuels contre la gauche. L’idéologie antitotalitaire en France, 1968-1981, reprend les étapes du développement dans les années 70 de cette « anti-idéologie » qu’est la pensée antitotalitaire. Les origines politiques de l’antitotalitarisme seraient à chercher du côté de la promotion idéologique de la démocratie directe et dans l’opposition au PCF. Dans cette construction, des places de choix reviennent notamment à Benny Lévy (alias Pierre Victor) et sa maoïste Gauche Prolétarienne (GP), promoteurs d’un spontanéisme à écho médiatique ; mais aussi (c’est un comble !) à Michel Foucault, ce maître de radicalisme légitimant intellectuellement une forme d’anti-marxisme et théorisant un renouveau de la figure de l’intellectuel sous une forme non plus universelle, mais experte, spécifique. Sans aller jusqu’à leur imputer cette responsabilité, l’article de Toscano a le mérite de pointer cette défaillance dans l’histoire de la pensée critique, même si depuis, une entreprise de démolition a été infligée à la pensée antitotalitaire, sous la plume notamment de Gilles Deleuze ou, plus récemment, d’Alain Badiou ou Jacques Rancière.
Penser à gauche assume donc une réelle diversité théorique et politique. Si certaines thématiques pourraient être davantage approfondies, notamment celle de la critique de la technique, l’on ne saurait s’en plaindre, la non exhaustivité étant le propre de cette démarche. La pensée critique trouve ici une forme de condensé théorique, balisant un spectre politique de gauche assez large et qui devrait satisfaire l’attente d’un large lectorat, la taille relativement courte de chacune des contributions facilitant ce caractère utilitaire. Il ne faudra néanmoins pas s’attendre à y trouver des certitudes : l’ouvrage ne dessine pas de lendemains qui chantent, encore moins d’horizons. Simplement des outils à portée de mains et une lisibilité du vaste champ de la pensée critique contemporaine.