Par Marion Tillous [1]
Penser les vieillesses est un ouvrage collectif qui, grâce à un double travail de direction [2], parvient à couvrir le champ thématique très large annoncé par son titre tout en adoptant une approche spécifique de la question. Les contributions s’inscrivent toutes en effet dans un courant constructiviste, interactionniste et pragmatique. Cette inscription théorique forte conduit les auteurs à s’éloigner, chacun à leur manière, des discours fatalistes et peut-être alarmistes sur le vieillissement pour donner à voir la diversité, la dynamique et la dimension positive des vieillesses.
Trois grands temps marquent la progression de l’ouvrage. Sont d’abord examinées les catégorisations sociales de la vieillesse et leur évolution au cours du temps historique. Puis la question des pratiques et des identités qu’elles façonnent est abordée sous l’angle des processus induits par l’avancée en âge. La troisième partie regroupe les contributions relatives aux rapports sociaux qu’entretiennent les personnes vieillissantes avec leurs proches comme avec les autres citadins et citoyens. Cette fois, ce sont les mutations qui intéressent les auteurs, c’est-à-dire les effets du temps non plus sur une cohorte (avancée en âge), mais sur une génération, ou plutôt deux : celle de l’entre-deux-guerres, et, petit à petit, celle du baby-boom qui atteint aujourd’hui l’âge de la retraite.
La cohérence de l’ensemble de l’ouvrage nous semble reposer sur une attention portée au « lien ». Celle-ci est bien entendue favorisée par l’entrée interactionniste, tout au moins dans sa dimension sociale. Le « lien social » est évoqué sous toutes ses formes : relations avec les proches et en particulier avec les petits enfants, participation citoyenne, réseau d’entraides, etc. Un des usages particulièrement intéressant de la notion est celui proposé par Amélie Daems et Greg Nijs. A partir d’une enquête menée auprès de personnes vieillissantes au sujet de leurs déplacements, ils interrogent l’injonction contemporaine à la mobilité et surtout à une mobilité autonome. L’idéal du déplacement contemporain est un déplacement autonome, c’est-à-dire sans aide humaine extérieure, uniquement réalisé à l’aide de prothèses techniques au sens large (de la voiture au fauteuil électrique). Or, cet idéal entre en contradiction avec l’objet de la mobilité qui est de moins en moins la réponse à un besoin ou un désir, mais de plus en plus un facteur d’intégration sociale, y compris au cours du déplacement. « Bouger, c’est mobiliser un ensemble de liens - d’attachements - qui nous tiennent ensemble », résument les deux auteurs. Le déplacement autonome est donc un non-sens, puisqu’il conduit la personne à supprimer ou limiter ses attachements.
Plusieurs autres acceptions du lien, toutes aussi fécondes, traversent l’ouvrage. Liens tissés par la personne avec le monde qui l’entoure : physiquement par la fréquentation de l’espace public, intellectuellement par l’engagement citoyen et par « l’engagement en formation ». Mais également liens saisis par le chercheur pour dépasser les ruptures prioritairement perçues par la littérature traditionnelle. A ce titre, la contribution de Vincent Caradec est particulièrement intéressante puisqu’elle offre une réinterprétation de deux des trois marqueurs temporels du vieillissement, la retraite et le veuvage (le troisième étant l’entrée en institution - dont traite Isabelle Mallon), comprises non plus comme des moments de ruptures ou crises, mais comme des transitions, des périodes de recomposition des habitudes et des relations sociales. Les résultats dont il est fait état nous paraissent avoir des résonances particulièrement intéressantes dans le champ des études de genre : la femme qui perd son conjoint, si elle est d’abord touchée par un sentiment de fracture ou d’amputation, tend souvent dans un second temps à redéfinir son identité et ses activités de manière individuelle. Caradec parle même de « libération » au sujet de certaines de ces femmes qu’il devient alors difficile de désigner par le terme de « veuves ».
La contribution de Serge Clément et Monique Membrado se focalise quant à elle sur les mécanismes de cette recomposition de l’identité et des liens au monde (social, spatial, temporel). Elle est l’occasion pour les deux auteurs de revenir sur leurs travaux antérieurs et en particulier sur la notion de « déprise » proposée au cours des années 1990. Cette démarche nous a semblé tout à fait utile car la notion est, en raison de son préfixe privatif, effectivement très difficile à utiliser de façon neutre. Souvent assimilée à la notion de « désengagement » [3], la « déprise » suscite fascination tout autant que rejet. Les deux auteurs précisent ici la notion et la fixent dans « sa version positive ».
Penser les vieillesses nous semble donc constituer un ouvrage à la fois cohérent et engagé, qui peut être lu de différentes manières selon le degré de spécialisation du lecteur. Le non-spécialiste ne devra toutefois pas respecter l’ordre de présentation des contributions puisque certaines des plus transversales sont placées en fin d’ouvrage alors qu’elles constituent une aide précieuse pour aborder les plus ciblées. Les références bibliographiques proposées sont nombreuses et stimulantes.