Par Didier Bastide [1]
Dans sa dernière livraison, la Revue Française de Pédagogie, consacre sa partie thématique à la petite enfance et à la préscolarisation. Ce dossier composé de trois contributions, convoque des champs disciplinaires, des approches théoriques et empiriques variés, pour au final livrer une analyse de l’école maternelle d’aujourd’hui particulièrement stimulante, du fait de la complémentarité des points de vue, et des problématiques soulevées. Ainsi, la Revue Française de Pédagogie comble également un manque, puisqu’il faut remonter à 1997 pour trouver un précédent numéro dédié à l’éducation préscolaire où s’imposait alors, dans la rubrique « note de synthèse », un état des lieux signé Eric Plaisance et Sylvie Rayna. [2]
Dans le présent numéro, le regard se porte tout d’abord, en surplomb, sur les évolutions curriculaires et institutionnelles de l’école maternelle de ces trente dernières années. Puis le « coup d’œil » se focalise dans un deuxième article, sur le fonctionnement de la classe en grande section de maternelle afin d’y saisir les processus de construction de l’inégalité scolaire. Enfin la dernière contribution livre les résultats d’une étude menée en petite section sur l’utilisation de « l’espace interpersonnel » par les élèves.
Faut-il parler de préscolarisation ou de scolarisation à propos de l’école maternelle actuelle ? Telle est la question que fait figurer Pascale Garnier, en titre de sa recherche. L’auteure se situant dans le cadre d’une sociologie de la critique [3], propose une analyse multidimensionnelle des transformations de la maternelle. Pour le dire rapidement, à une situation de compromis, de montage composite, déjà pointée par Plaisance et Rayna [4], caractéristique de l’école maternelle jusqu’au milieu des années 1970, a succédé un processus de « sa "confirmation" institutionnelle (Boltanski, 2009) en tant que "monde" scolaire » [5]. La maternelle devenant ainsi « une école de plein exercice ». Et l’auteur de répertorier des marqueurs de cette « mise en système » de l’école maternelle avec l’école élémentaire : la fin d’un corps d’inspection féminin des écoles maternelles et la mise en place de circonscriptions mixtes (maternelle, élémentaire), la réduction de la formation spécifique à l’école maternelle dans la formation professionnelle des professeurs des écoles, la mise en place des cycles à l’école primaire et le positionnement hybride de la grande section, le recul de l’accueil des enfants de deux ans en toute petite section. Ces changements institutionnels se doublent de profondes redéfinitions curriculaires, elles aussi soulignées. En une quinzaine d’années, les différentes moutures des programmes de la maternelle, « montrent un découpage des apprentissages en cinq "domaines d’activités", qui préfigurent les disciplines scolaires de l’école élémentaire » (p. 10). Parmi eux, le domaine « Vivre ensemble » s’amenuise au profit du seul langage et contribue à renforcer le caractère scolaire de la maternelle.
Dans la contribution suivante, Christophe Joigneux analyse des pratiques d’enseignants en classe de grande section, avec pour objectif, la mise à jour d’inégalités scolaires qu’elles recèlent. L’originalité du propos tient à l’analyse des dispositifs pédagogiques, des différents moments de classe articulés autour de « regroupements », et d’ « ateliers » où les élèves sont dispersés par groupes dans plusieurs espaces de la classe, dont l’auteur a étudié l’historique par ailleurs [6]. La systématisation de se fonctionnement va de pair constate C. Joigneaux avec celle de « fiches ». Fiches de travail pour les élèves, qui lient finalement les deux espaces/temps de classe que sont les regroupements et les ateliers. En effet, explicités en amont, puis commentés collectivement en aval lors des regroupements, les exercices contenus dans ces fiches sont effectués lors des ateliers par les élèves. Mais ce lien peut être difficilement perçu par ces derniers, car il exige une grande réflexivité de leur part, réflexivité déployée par ailleurs pour saisir les différentes opérations intellectuelles nécessaires à la réalisation des fiches. C. Joigneaux donne l’exemple d’une fiche consistant à reconstituer une phrase à l’aide d’étiquettes à découper. Le lecteur perçoit les exigences de surplomb de la part des élèves, qui doivent agencer différentes actions, le découpage, l’activité proprement dit de repérage visuel, le collage... Bref, c’est un travail de « "secondarisation" (Bautier, Goigoux, 2004) qu’exigent beaucoup d’exercices scolaires » [7]. La réflexivité étant au cœur des évolutions curriculaires, C. Joigneaux rejoint ici le raisonnement de P. Garnier concernant une école maternelle qui aujourd’hui tend à être de plus en plus « scolaire ».
Un autre moment scolaire, le temps de jeux libres en petite section attire l’attention de P. Roques et al., dans la dernière contribution thématique. Ici, les auteurs livrent une analyse fine des comportements non verbaux des élèves, filmés lors des « activités libres ». Le constat de départ étant que les élèves « engagés dans des interactions positives avec leurs camarades sont plus activement engagés dans les activités d’apprentissage scolaire en termes de motivation, d’attention, de persistance et
d’attitudes constructives face aux apprentissages... » (p. 30). Sans entrer dans le détail du recueil de données et de l’analyse, les auteurs identifient trois modes de gestion de l’espace interpersonnel qui sont autant d’indices d’appréciation sur l’intégration des enfants dans le groupe. Il revient alors aux enseignants de proposer une organisation spatiale et un aménagement pour les temps de jeux, mieux à même de « susciter des modes de participation plus diversifiés ».
Comme l’indique P. Garnier, chacun des relevés effectués, (dans les trois contributions, suivant différents cadres théoriques et méthodologiques) pourrait faire l’objet d’investigations plus complètes [8], dépassant le cadre des articles, tant ils contribuent à une redéfinition de l’école maternelle française.