Par Samuel Coavoux [1]
Édition augmentée d’un numéro spécial du magazine Sciences Humaines consacré au sociologue disparu, ce petit livre constitue une introduction didactique et plutôt mesurée, mais un peu sommaire, au travail et à la pensée de Pierre Bourdieu. Sa table des matières ne doit pas faire illusion : si l’on y trouve des sociologues entretenant des rapports aussi divers à cette pensée que Bernard Lahire, Nathalie Heinich ou Alain Touraine, le livre ne se veut pas tant le lieu d’un débat sur son héritage que celui d’un exposé critique de ces principales composantes.
L’introduction de Jean-François Dortier, directeur du magazine, s’attache à établir un lien, comme Bourdieu lui-même dans son Esquisse pour une auto-analyse [2], entre d’une part la trajectoire sociale du « jeune provincial, gauche et maladroit » (p. 7) introduit par l’éducation (il intègre l’École Normale Supérieure en 1951) dans les milieux intellectuels parisiens, et d’autre part sa pensée, toujours sensible aux formes les plus subtiles de domination, comme aux codes régissant le soi-disant « monde pur des idées ». Dortier examine ensuite les concepts les plus centraux de la sociologie de Bourdieu, habitus, champ, et violence symbolique, tout en critiquant sa propre violence, celle qui le fait « repousse[r] les critiques en inventant des ennemis imaginaires qui n’auraient rien compris à ses propos » et se poser en « seul garant de la scientificité » (p. 14). L’ouvrage se conclut sur un article de la même veine, signé par Olivier Martin et Jean-Christophe Marcel, traçant les grandes lignes de la biographie intellectuelle du sociologue et la réception internationale de son œuvre. Il est, pour les auteurs, un sociologue classique, et son succès s’explique au moins en partie par le fait que « [l]’œuvre de Bourdieu offre une sociologie ’complète’ : c’est à la fois une philosophie de l’individu, une philosophie politique, des analyses empiriques des sociétés contemporaines, une théorie générale des sociétés modernes, un cadre méthodologique et épistémologique, des schèmes opératoires (...) » (p. 121).
La première partie de l’ouvrage, dans la même veine, est consacrée à une série de présentations de ses œuvres les plus marquantes : ses travaux sur le système éducatif (avec Jean-Claude Passeron) [3], l’ouvrage majeur que constitue La Distinction [4], et les différents terrains sur lesquels Bourdieu a pu exercer les outils conceptuels forgés dans l’analyse de la société kabyle, de l’éducation et de la culture (le champ littéraire [5], l’économie des échanges linguistiques [6], ou encore La domination masculine qui fournit le titre d’un de ses ouvrages [7]). Quelques chapitres thématiques complètent ces études de cas en présentant leurs concepts majeurs. Dans l’ensemble, et malgré quelques oublis et caricatures, la présentation va à l’essentiel et remplit son ambition pédagogique de clarté.
La seconde partie donne la parole à des praticiens de la sociologie et les invite à s’exprimer sur l’héritage de Pierre Bourdieu. Nathalie Heinich propose ainsi un bilan critique de ses travaux sur l’art en identifiant les principaux obstacles que pose sa sociologie à l’étude de ce « régime de singularité ». Bourdieu, dit-elle, en ne s’intéressant qu’aux déterminations que fait peser le champ sur les artistes, occulte la singularité de l’art, l’interdépendance de ses acteurs, et fait plus généralement œuvre d’un certain sociologisme qui réduirait toutes les prises de position à des stratégies des agents. Elle appelle donc à une suspension du jugement du sociologue, contre la sociologie critique, et à la prise en compte des représentations collectives et individuelles des acteurs. Elle reproche enfin à la sociologie du dévoilement d’ignorer ses propres effets de théorie. Dominique Wolton s’en prend lui, dans un entretien, aux interventions de Bourdieu sur les médias. Le sociologue n’est arrivé sur ce terrain que dans les années 90, et y aurait réinvesti une approche marxiste pourtant considérée comme dépassée depuis longtemps, en particulier l’idée d’un déterminisme économique pesant sur les journalistes. Il s’agit donc, sur le mode de l’analyse critique pour le premier ou de la polémique pour le second, d’une reprise des critiques classiques du déterminisme de la théorie de la domination. Wolton ignore pourtant, en particulier, qu’un outil comme celui de champ a été bâti précisément contre les analyses marxistes de la détermination économique, en cherchant à prendre en compte les spécificités des enjeux d’un espace social autonome.
Les analyses suivantes se situent plus dans la lignée des travaux de Bourdieu qu’en porte-à-faux. Philippe Corcuff et Bernard Lahire se rejoigne pour défendre l’idée d’un acteur pluriel, terme forgé par le second [8]. Si l’habitus, comme l’explique Bernard Lahire, constitue le travail d’explicitation de la pensée dispositionnaliste le plus poussé, il mérite d’être raffiné, en prenant en compte, en particulier, la diversité et les contradictions des différentes socialisations que connaît un individu. Ainsi, la fidélité au travail de Pierre Bourdieu consiste en la continuation de son travail et de sa pensée là où il les avait laissé : il ne s’agit pas seulement de « commenter, de défendre et d’appliquer ses concepts » comme le font ses « jeunes disciples » (p. 99).
La contribution de Bernard Lahire propose par ailleurs de voir dans les attitudes du sociologue un autre héritage possible. Il retient avant tout de Bourdieu une série d’attitudes professionnelles, un certain rapport pratique à la théorie et l’affirmation d’une ascèse du travail scientifique. C’est cette piste qu’explore également François de Singly, qui se déclare bourdieusien non pas pour son inscription dans cette théorie de la domination, mais pour la conception du travail de sociologue qu’a diffusé Pierre Bourdieu. Le métier de sociologue, écrit en collaboration avec Jean-Claude Passeron et Jean-Claude Chamboredon [9] en constitue la pierre de touche. L’ouvrage propose en effet une métasociologie, « théorie de la connaissance sociologique » qui est « un système de règles qui régissent la production de tous les actes et de tous les discours sociologiquement possibles, et de ceux-là seulement » (Bourdieu et al.). L’enjeu d’une telle théorie est « de définir, au-delà des différences de prise de position théorique, ce qui fonde la sociologie comme science, et non comme philosophie sociale » (de Singly, p. 104). C’est là le métier de sociologue, qui doit mêler indissociablement théorie et empirie.
Malgré un découpage inexplicable (les titres des deux parties n’annoncent pas ce qui s’y trouve réellement), quelques caricatures, du fait sans doute de la brièveté de l’ouvrage, et l’impression d’un rassemblement quelque peu artificiel d’auteurs aux positions très variées, ce petit livre constitue donc une introduction simple et pédagogique à une pensée parmi les plus importantes de la sociologie contemporaine.