Par Delphine Moraldo [1]
Cet ouvrage collectif, construit à partir des interventions lors de deux journées d’études de chercheurs en sociologie, mais aussi en droit et en psychologie, questionne la relation entre la sphère privée et la sphère publique et ses évolutions et recompositions au cours du temps. Dès l’introduction, une hypothèse centrale est posée, hypothèse à laquelle tenteront de répondre les différents auteurs dans quatorze études de cas, permettant de penser l’articulation entre sphères publiques et privées : « nous arrivons au bout d’un phénomène tri-séculaire d’individuation, où le politique, et nous le verrons l’économique, vont plus loin que de débattre et de marchandiser les besoins individuels, ils vont jusqu’à traiter de l’intime » (p 7). La plupart des études sont centrées sur l’entreprise et plus généralement le monde du travail, qui est un terrain d’enquête privilégié car lieu où « se redéfinissent de façon continue au cours du temps l’imbrication entre les registres du privé et du public » (p.9).
Cependant, il ne s’agit pas ici de confondre recomposition des frontières entre espace public et espace privé et « colonisation des mondes vécus » (pour reprendre l’expression de J. Habermas), c’est-à-dire invasion de l’espace privé par l’Etat, la loi, en un mot le politique, par l’intermédiaire notamment des nouvelles technologies. En effet, les auteurs préfèrent penser l’articulation contemporaine entre privé et public suivant quatre configurations originales, qui correspondent à autant de reformulations des frontières public/privé : à la « marchandisation de l’intime » déjà amplement étudiée par la littérature sociologique, ils proposent trois autres stratégies intellectuelles pour penser l’articulation public/privé : la « privatisation de l’espace public », « l’intime subversif », et « l’imbrication des registres d’action ». Par ailleurs, ils proposent au préalable une réflexion sur la nature de « l’intime », défini comme plus « social » (le « familier », ou le « caché »), ou plus « individuel » (le « subjectif » ou encore le « personnel »), mais toujours au cœur des tensions entre public et privé. C’est donc à partir de ces différentes façons de penser l’entremêlement entre public et privé que doivent se lire les études de cas qui composent l’ouvrage.
« La marchandisation de l’intime » renvoie à l’idée « classique » en sciences sociales (car présente depuis Durkheim) d’une tension entre public/politique et privé, mais plus encore à celle de l’émergence progressive d’une troisième sphère, économique et sociale, menaçant d’envahir les domaines de l’intime comme du politique [2]. Les auteurs montrent qu’à cette idée se superpose ou s’oppose la notion de « seconde modernité », signifiant la quête moderne d’une différenciation individuelle, et s’exprimant notamment par l’affichage public de l’intime et du corps, d’où l’apparition d’un nouveau domaine du Droit, avec par exemple les récentes lois sur la bioéthiques (2004). La première partie de l’ouvrage revient sur quelques expériences au sein de l’entreprise, depuis les entrepreneurs paternalistes du 19ème siècle (article de M Lallement sur le familistère de Guise de Jean-Baptiste Godin dans la seconde moitié du 19ème siècle) jusqu’à l’étude d’une entreprise pharmaceutique à partir des années 1970 (article de A.C. Hinault) et permet ainsi de montrer comment « les sphères privées et publiques peuvent interagir sous l’impulsion d’acteurs décidés à rompre certains des carcans hérités de la société industrielle » (p.29).
A l’opposé, la « privatisation de la sphère publique » renvoie à l’appropriation collective d’espaces publics pour en construire des usages sociaux et privés, comme dans le monde ouvrier étudié par O.Schwartz. Quant à « l’intime subversif », il consiste à faire du privé une question politique et collective, pour retourner subversivement un stigmate social (le fait d’être une femme, un homosexuel, un handicapé) et le transformer en revendication positive (on peut ici citer les travaux de Goffman ou ceux de Butler). Ces deux registres d’articulation entre sphère publique et sphère privée, toujours dans le cas particulier du monde du travail, sont plus particulièrement analysés dans la deuxième partie de l’ouvrage, qui étudie « l’immixtion croissante des politiques d’entreprises et de gestion des individus au cœur de l’intime » (p.29), à travers les politiques d’harmonisation travail/hors travail d’une part (articles d’A. Ollier-Malaterre et de S. Pochic et C. Guillaume), mais aussi à travers l’étude de la relation entre famille, couple et travail (articles de A. Testenoire et de C. Nicole-Drancourt, cette dernière proposant une critique et un dépassement du slogan « le privé est politique »).
« L’imbrication des registres d’action » consiste à dénoncer la fiction d’une frontière entre les différentes sphères, comme le fait par exemple V. Zelizer en sociologie économique, en montrant l’impossibilité de séparer les sphères économiques, sociales, culturelles, intimes, etc. comme autant de « mondes hostiles » alors qu’ils constituent des « mondes imbriqués ». Pour schématiser, on pourrait avancer que ce registre d’interpénétration entre les différentes sphères d’action constitue l’objet privilégié de la troisième partie de l’ouvrage. En effet, dans celle-ci, les différents auteurs se penchent sur la question du rôle des émotions personnelles et de la subjectivité (en un mot, la partie « personnelle » de l’intime) au travail : on peut citer ici, dans une optique proche de celle de Zelizer, le travail d’AR. Hochschild qui étudie le cas des services à la personne et notamment ceux situés à la frontière du monde commercial (avec des intitulés comme « louez une maman »). A noter cependant que pour I. Berrebi-Hoffmann, qui rédige l’introduction de l’ouvrage, cette dernière partie met en scène chacune des différentes logiques d’imbrication à l’œuvre.
Au final, cet ouvrage permet un aller-retour fructueux entre les différentes études de cas et les concepts théoriques permettant de penser sociologiquement les rapports entre public et privé. En effet, loin de s’en tenir à une « simple » description des différents phénomènes étudiés, aucun des auteurs ne manque d’interroger ces concepts et leur recomposition à l’heure actuelle, ni de revenir sur les travaux antérieurs ayant marqués la pensée sociologique pour en proposer un dépassement ou une critique. Il permet également une réflexion sur la nature des frontières entre sphère publique et sphère de l’intime qui finit par dépasser le champ purement sociologique, en prenant en compte - c’est l’objet de la troisième partie de l’ouvrage - les sentiments et les émotions des individus impliqués dans les services à la personne.