Accueil |  Présentation  | Qui sommes-nous ?  | Charte éditoriale  | Nous contacter  | Partenaires  | Amis  | Plan du site  | Proposer un contenu

Suivre Liens socio

Mail Twitter RSS

Votre Liens socio

Liens Socio ?
C'est le portail d'information des sciences sociales francophones... Abonnez-vous !


Politiques publiques et démocratie

Un ouvrage sous la direction de Olivier Giraud et Philippe Warin (La Découverte/PACTE, 2008, 428 p., 30€)

publié le lundi 22 juin 2009

Domaine : Science politique

Sujets : Politique

      {mini}

Par Igor Martinache

Le titre est assez peu explicite, et pour tout dire guère racoleur. Pourtant son contenu mérite l’attention, tant des chercheurs que des décideurs et de tout citoyen désireux de mieux comprendre les tensions qui travaillent la fabrique des politiques publiques. Tel est en effet le thème qui rassemble en effet les contributions rassemblées dans cet ouvrage collectif, et qui traverse également la majeure partie des travaux de Bruno Jobert [1]. C’est ainsi avec une certaine logique que les différents auteurs réunis ici partent de ses nombreuses propositions analytiques ce qui, outre le caractère d’hommage officieux mérité, confère à ce volume une cohérence appréciable.

Dans la volumineuse mais « flexible » boîte à outils conceptuelle que Bruno Jobert met à notre disposition, les notions de référentiel (global ou sectoriel), d’arène et de forum tiennent une place prééminente. Le premier constitue ce faisant l’épine dorsale de la première partie de l’ouvrage, tandis que la seconde s’articule autour des deux autres. Mais dans tous les cas, la question reste de s’interroger sur la manière dont sont produites et mises en œuvre les politiques publiques dans des sociétés qui s’affichent comme démocratiques. Les auteurs réunis s’inscrivent donc dans une sous-discipline de la science politique : l’analyse des politiques publiques. Celle-ci s’est développée au cours des trois dernières décennies en France, non sans heurts, comme le décrivent Jean Leca et Pierre Muller dans leur contribution, expliquant notamment que son intégration dans la science politique est loin d’être allée de soi. Ils s’interrogent plus particulièrement sur l’existence d’une approche française spécifique de la question, en remarquant que celle-ci hérite de trois traditions peu harmonieuses : la science administrative, le marxisme et la sociologie des organisation. Ils pointent notamment le rôle des « passeurs » (ce que Bruno Jobert et Pierre Muller ont par ailleurs qualifié de médiateurs s’agissant des référentiels de politiques publiques) dans l’édification d’une sous-discipline autonome, mais également les contradictions internes que ce triple-héritage n’a pas manqué de léguer, vis-à-vis de la comparaison et du rapport à l’action notamment.
Les contributions suivantes s’intéressent ensuite à la dimension cognitive de l’action publique, en repartant donc du concept de référentiel forgé par Bruno Jobert et Pierre Muller dans leur ouvrage mentionné précédemment. Philippe Zitoun en rappelle ainsi les trois acceptions : celle d’abord d’une représentation du réel que construisent les acteurs, comprenant une image du secteur politique concerné, des acteurs qui y évoluent, des rôles et des rapports d’hégémonie (qu’on peut qualifier de référentiel prédictif) [2]. Le référentiel peut ensuite désigner « l’image dominante et négociée du groupe hégémonique » (référentiel négocié), et enfin la « matrice cognitive qui donne sens à une action et s’impose aux acteurs » (référentiel de la politique publique). Le chercheur a cependant intérêt à les tenir ensemble pour éviter de tenir les discours des acteurs pour de simples façades, mais entrer dans une démarche compréhensive à leur égard, afin de rechercher, non pas à « identifier le sens « réel » ou « caché » d’une politique publique ou déterminer ce qui s’impose à lui, ni pour trouver la cause du changement, mais pour comprendre les usages qu’en font les acteurs pour transformer les politiques publiques » (p.85). Outre l’embarras éventuel qu’elle résoud face à certains matériaux, cette approche permet également de percevoir les processus de « fermeture » à l’oeuvre quand un énoncé public s’institutionnalise, segmentant un problème, son public et identifiant ses causes tout en devenant de plus en plus difficile à remettre en question.
« Il nous semble nécessaire de chercher LES groupes et LES sens à l’origine d’une réforme plutôt que de vouloir identifier le vrai sens et le vrai père de la réforme » (p.105), écrit dans le même sens Bruno Palier, après avoir livré quelques remarques éclairantes sur la polysémie et l’ambiguïté de bien des intitulés de mesures politiques pour surmonter les intérêts et représentations contradictoires qu’elles confrontent nécessairement. S’il prend l’exemple des politiques sociales, et plus particulièrement de l’instauration du défunt Revenu Minimum d’Insertion et de l’introduction pour l’instant arrêtée des fonds de pension, Eric Verdier se livre lui à une démonstration similaire à partir de la question de l’éducation et de la formation tout au long de la vie, mettant en évidence les référentiels largement opposés qu’elle mobilise dans différents états européens. Contre une vision qui accorderait une grande « pureté » -et cohérence- aux politiques publiques, il importe donc de constater que leur conception implique souvent un mélange d’idées concurrentes sous la forme d’un compromis qui traduirait dès lors l’équilibre du rapport de force dans un secteur et à un moment donnés. C’est l’idée que Dietmar Braun illustre à partir des politiques en matière de sciences et technologies en Europe dans les années 1980 puis 1990, pour lesquelles il constate un déplacement de l’ « espace discursif » entre ces deux périodes. Cette « incohérence nécessaire » qu’avait déjà bien mise en évidence Bruno Jobert n’est cependant pas l’apanage des politiques sectorielles nationales : elles se constatent également au niveau local. Dans la mesure où les idées se forgent de plus en plus à ce dernier, du fait notamment des processus conjoints de décentralisation et de construction d’intercommunalités, la lecture idéelle des politiques publiques doit même être déplacée à ce niveau, ainsi que le plaide Emmanuel Négrier dans sa contribution. Reste qu’il ne faudrait pas pour autant abandonner le niveau national pour autant, ni oublier du reste l’existence de référentiels globaux à côté des cas sectoriels. Pascale Dufour, Alexandra Dobrowolsky, Jane Jenson, Denis Saint-Martin et Deena White analysent ainsi les tensions qui travaillent la perspective de l’investissement social au Canada, développée dans les années 1990 comme une réponse aux excès du néolibéralisme sans pour autant s’en démarquer radicalement et marquer un retour vers le paradigme antérieur de l’ « Etat-providence » [3]. André Gauron illustre pour sa part un autre changement de « référentiel global », celui diagnostiqué par Bruno Jobert et Pierre Muller dès 1987, à savoir le passage de la prédominance d’un « référentiel de solidarité » vers celle d’un « référentiel de compétitivité » amorcé en 1981-1982 [4], à travers l’exemple des politiques d’exonération de cotisations sociales en France. Conseiller maître à la Cour des Comptes, l’auteur n’oublie pas au passage de développer une critique acérée de ces dispositifs devenus centraux dans les politiques d’emploi.

Deux contributions traitent des forums pour clore la première partie de l’ouvrage. Il s’agit dans la terminologie de Bruno Jobert, avec les arènes, des lieux où se confrontent les référentiels contemporains et s’élaborent ainsi des compromis - les secondes ne réunissant que les seuls « décideurs », tandis que les premiers réunissent plus largement les différents types d’acteurs amenés à participer à la régulation dans un secteur donné. Bruno Jobert en distinguait trois types : les forums de communication politique (ce que l’on désigne ailleurs comme la scène médiatique), les forums scientifiques et les forums des communautés de politique publique. Jean-Claude Barbier s’intéresse aux deux premiers dans sa contribution, à partir de l’analyse des politiques sociales en France au cours des vingt dernières années. Il observe ainsi au sein un abaissement des frontières entre ces deux forums, autrement dit entre sciences et politiques, avec la montée notamment des statisticiens, INSEE en tête [5], qui contribuent à une « double réduction du social par l’évaluation ». Il en déduit quelques règles de conduite à observer au sein des forums scientifiques (p.236), auxquels les récurrents débats sur les statistiques et leur usage confèrent une pertinence indéniable [6]. Enfin, à partir de la question des risques collectifs qui a progressivement envahi le débat public depuis les années 1960, Claude Gilbert livre le constat d’une dissociation entre le « monde des idées » et le « monde de l’action », constat qui invite notamment les chercheurs en sciences sociales à s’interroger étant donné leur rôle essentiel dans le cadrage de ce type de « problèmes » publics. 

La vigueur des débats intellectuels sur une question n’oriente donc pas nécessairement les politiques publiques, ni même ne garantit leur prise en charge par ces dernières. Autre indicateur de vivacité démocratique à discuter : l’existence d’expériences participatives - autrement dit les forums dans la terminologie de Bruno Jobert. Jean-Claude Gaudin présente ces formes de réponse au « désenchantement démocratique » et en retrace l’émergence dans sa contribution, non sans éviter d’en pointer un certain nombre de limites à partir de ses propres observations, à commencer par la fragmentation et le cloisonnement des scènes de débat. La « fragmentation sociale » est également au coeur de la réflexion de Yannis Papadopoulos, qui étudie les conséquences possibles du passage du « gouvernement » à la « gouvernance » sur les institutions représentatives « traditionnelles » à partir notamment du cas suisse, dont la trajectoire socio-historique spécifique a accordé une place précoce aux dispositifs réticulaires. Jacques Commaille propose pour sa part une analyse stimulante de la "judiciarisation" en cours de nos sociétés. Régulièrement pointée, celle-ci est plus rarement traitée de manière approfondie, tant dans ses manifestations que dans ses implications, or elle incarne bien le passage à un « nouveau régime de régulation politique » pour l’auteur, qui n’est pas nécessairement synonyme de plus de démocratie, contrairement à ce que ses thuriféraires ont tendance à l’avancer, mais plus sûrement le résultat de tensions entre des logiques contradictoires que Jacques Commaille s’efforce de dévoiler. Celle-ci pourrait bien s’inscrire dans la « nouvelle gouvernance libérale » qui a succédé au néolibéralisme qui était devenu hégémonique au tournant des années 1980 [7] suite aux « désillusions » (le mot est faible...) que ce référentiel n’a pas manqué de provoqué. François-Xavier Merrien décrit avec clarté et concision les grands traits de ce nouveau « paradigme de la gouvernance sociale » qui consiste surtout à réévaluer quelque peu le rôle économique de l’Etat sans pour autant bouleverser fondamentalement les rapports de force, comme l’illustre le mot d’ordre ambigu de « lutte contre la pauvreté » [8]. Un article on ne peut plus d’actualité, tout comme celui de Vivien A.Schmidt qui analyse la démocratie représentative multi-niveaux dans l’Union Européenne et qui constate que deux processus l’animent : une « politique sans politisation » au niveau communautaire, et une « politisation sans politique » au sein des états-membres. On ne saurait mieux dire... Changement de continent avec Bruno Revesz, qui analyse dans sa contribution les fortunes opposées de deux exemples de résistance de la « société civile » [9] à des projets miniers au Pérou, en remarquant que celles-ci reflètent bel et bien la confrontation de référentiels globaux différents. Bruno Théret formule ensuite une proposition théorique pour analyser la question de la « souveraineté » trop souvent prise comme allant de soi, et masquant notamment l’incohérence des actions étatiques. Il met ainsi en évidence quatre conceptions distinctes de ce principe de souveraineté politique - absolutiste, libérale, nationale-unitaire et fédérale-associative - qu’il rattache à quatre auteurs « classiques » de philosophie politique qui les ont respectivement développées : Hobbes, Locke, Fichte et Spinoza [10]. Autant d’idéaux-types qui permettent d’analyser les hybrides qu’en représentent nos différents régimes politiques nationaux. Cet ouvrage n’aurait évidemment pu être complet sans une contribution de Bruno Jobert, et celle-ci ne devrait pas décevoir les lecteurs chevronnés. Ce dernier y présente une quatrième dimension des référentiels publics, après les trois qu’il avait développé avec Pierre Muller [11] - cognitive, normative et instrumentale. Il s’agit des conditions du débat politique, que l’auteur qualifie de « référentiels civils », que cinq critères permettent de décrire selon lui : le diagnostic de crise, le rapport entre politique et société civile, le champ, la relation aux intérêts organisés et les savoirs mobilisés. A partir de ces derniers, Bruno Jobert décrit quatre modèles contemporains de ces référentiels civils : la « modernisation tutélaire », le « modèle néoconservateur », la « Troisième voie » et le « modèle intégrateur ». Un cadre analytique éclairant, comme du reste l’ensemble de cet ouvrage d’une haute tenue intellectuelle. Décidément, il serait bien dommage de s’arrêter au titre...

NOTES

[1Voir, entre bien d’autres, l’ouvrage écrit avec Pierre Muller, L’Etat en action, Paris, PUF, 1987, dont le texte est intégralement disponible en ligne à ce lien, ou encore l’ouvrage collectif Le tournant néolibéral en Europe, Paris, L’Harmattan, 1994

[2Et note que les référentiels nouveaux sont généralement introduits par des acteurs relativement marginaux mais aspirant à l’hégémonie. Indissociables de ceux qui les portent, « il existe autant de référentiels que de groupes d’acteurs constitués » (p.77)

[3Notion dont on ne rappellera jamais assez que les représentations qu’elle véhicule sont très problématiques. Le terme de « Providence » suggère en effet l’existence d’une générosité venue d’une puissance supérieure, alors même que le régime assurantiel sur lequel repose notamment et largement le système de protection sociale français fait des cotisations sociales un salaire indirect et socialisé qui permet aux travailleurs d’assurer eux-mêmes leur protection et celle de leurs ayant-droits. Pour approfondir, voir par exemple les travaux de Robert Castel, notamment son dernier ouvrage, La montée des incertitudes, Paris, Seuil, coll. « La couleur des idées », 2009

[4Tout en remarquant bien que le premier n’excluait pas pour autant radicalement le second

[5L’auteur remarque ainsi que la place centrale qu’occupent les agents de ses institutions n’est que très peu abordée par les sociologues, voir p.225

[6Voir par exemple l’ouvrage du collectif de statisticiens ironiquement baptisé « Lorraine Data », Le grand trucage. Comment le gouvernement manipule les statistiques, Paris, La Découverte, 2009

[7Voir Bruno Jobert (dir.), Le tournant néolibéral en Europe, op.cit.

[8Sur cette question, voir notamment Denis Merklen, Quartiers populaires, quartiers politiques, Paris, La Dispute, 2009, chap.2, p.95 et suiv.

[9Encore un terme à la polysémie et l’homogénéité problématiques...

[10Un auteur dont la fécondité pour les sciences sociales ne cesse décidément pas d’être redécouverte de nos jours. Voir notamment Yves Citton et Frédéric Lordon (dir.), Spinoza et les sciences sociales. De la puissance de la multitude à l’économie des affects, Paris, Multitudes/Amsterdam, 2008

[11op.cit., p.47

Note de la rédaction

À lire aussi dans la rubrique "Lectures"

Une réponse de José Luis Moreno Pestaña au compte rendu de Pierre-Alexis Tchernoivanoff
Un ouvrage de Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot (Payot & Rivages, Coll " Essais Payot", 2009)
Une réédition de l’ouvrage de Katharine Macdonogh (Payot & Rivages, Coll "Petite Bibliothèque Payot", 2011)

À lire sur les mêmes sujets...

Politique

Caen, Cinéma Lux, 28 novembre - 4 décembre 2011
Un ouvrage de Gilles Malandain (Editions EHESS, Coll "En temps & lieux", 2011)
Un ouvrage de Fabien Desage et David Guéranger (Editions du Croquant, Coll "savoir/agir", 2011)
Un numéro de la revue "Mots les langages du politique" (ENS Editions, N° 95, mars 2011)

Mentions légales

© Liens Socio 2001-2011 - Mentions légales - Réalisé avec Spip.

Accueil |  Présentation  | Qui sommes-nous ?  | Charte éditoriale  | Nous contacter  | Partenaires  | Amis  | Plan du site  | Proposer un contenu