Par Igor Martinache
Le titre, « pour une gauche de gauche » pourrait paraître trompeur. Il ne s’agit en effet pas d’un manifeste militant - avec tous les écrans de fumée rhétoriques propres à ce genre d’exercice, où l’ « éthique de conviction » l’emporte sur l’ « éthique de responsabilité » [1] -, mais bien d’un ouvrage d’analyse sociologique critique rigoureux, écrit malgré tout à plusieurs mains, objet oblige... Certains en seront peut-être déçus, mais une telle entreprise représente autant un préalable indispensable que la posture la plus évidente pour un engagement « savant » [2].
Les multiples contributeurs réunis ici ne sont pas de trop pour tenter de résoudre une des principales énigmes politiques de la période actuelle : pourquoi l’ opinion antilibérale qui semble s’exprimer dans les luttes sociales depuis le grand mouvement de novembre-décembre 1995 [3] semble-t-il peiner à trouver un débouché politique ?
Difficile en effet le 29 mai 2005, alors que le projet de traité constitutionnel de l’Union Européenne était rejeté par plus de 54% des électeurs français, d’imaginer le triomphe de Nicolas Sarkozy et de son programme sécuritaire et économiquement très libéral à l’élection présidentielle moins de deux années plus tard. Sans parler de la déconfiture électorale des pas moins de cinq candidats prétendant représenter la « gauche de gauche ». Chacun des articles réunis dans ce recueil participe ainsi à reconstituer le puzzle des causes ayant mené à un tel scénario catastrophe. Discutant largement l’ouvrage récent de Stathis Kouvelakis [4], Sophie Béroud pointe ainsi le découplage entre le « cycle » (supposé) des mobilisations sociales et la « recomposition » du paysage syndical durant la période 1995-2006. Ce dernier phénomène est justement analysé plus finement par Baptiste Giraud. A partir du cas de la CGT, celui-ci montre ainsi que la déconnexion entre action syndicale et politique revendiquée par les dirigeants des organisations de défense des travailleurs résulte d’une double évolution dans les anticipations de ces derniers : l’effritement de leur croyance dans la possibilité d’une réelle alternative politique [5] et l’espérance de « profits militants » dans le cadre de l’espace des relations professionnelles [6].
A la périphérie du « champ politique » [7], les organisations qui composent la « gauche mouvementiste » constituent l’objet de la contribution d’Isabelle Sommier. Celle-ci montre comment leur aspiration à « faire de la politique autrement » [8]
marque en fait la résurgence d’un mouvement développé dans les années 1970. Elle décrit ensuite sa traduction organisationnelle de cette posture particulière à l’égard du jeu politique traditionnel. Une posture marquée notamment par une méfiance plus ou moins radicale à l’égard de ce dernier qui explique largement selon l’auteure l’échec de la candidature unitaire des antilibéraux lors du dernier scrutin présidentiel. L’une des organisations les plus représentatives de cette gauche mouvementiste est indéniablement Attac, à laquelle Claude Poliak consacre justement un article à partir de sa propre participation au Conseil d’administration de l’association entre 2001 et 2006, ainsi que d’une enquête par questionnaires administrée auprès des participants de l’Université d’été organisée en 2003. Il met ainsi en évidence la forte dotation en capitaux culturel et militant des membres de cet espace politique « amateur », ce qui l’amène à émettre l’hypothèse selon laquelle le maintien d’une relative autonomie de l’association peut s’expliquer par les gratifications extra-politiques qu’elle permet précisément à ses militants, qui n’auraient pu en obtenir d’aussi « rentables » dans le champ partisan.
Ce qui semble finalement constituer la thèse principale de l’ouvrage est peut-être exprimée le plus clairement dans l’article signé par Lilian Mathieu. Celui-ci analyse en effet l’échec de la candidature unitaire à l’élection présidentielle en l’imputant au décalage croissant qui s’est creusé entre le champ politique et l’espace des mouvements sociaux, un concept qu’il s’est appliqué à développer dans plusieurs articles antérieurs pour souligner l’hétéronomie de ces derniers par rapport au premier [9]. Plus spécifiquement, l’auteur pointe une certaine illusion d’optique de la part des meneurs des « collectifs du 29 mai » censés préparer la candidature unitaire qui n’ont pas remarqué la différence des « règles du jeu » entre le champ politique et l’espace des mouvements sociaux, les amenant notamment à croire en l’existence d’un électorat antilibéral constitué -une croyance majoritaire que le chercheur a pu du reste observer directement en participant au bureau de la Fondation Copernic- contre les enseignements de la sociologie électorale, source de multiples erreurs tactiques.
Le champ politique fonctionne donc selon des règles propres qui ont du reste beaucoup évolué au cours des dernières années. Patrick Lehingue illustre ce phénomène à partir de l’étude des comptes publics des partis - même si ceux-ci s’avèrent moins transparents qu’il n’y paraît-, rappelant au passage l’importance des « déterminants matériels de l’activité politique ». Eric Darras pour sa part retrace l’évolution des relations entre politicien-ne-s et journalistes : une évolution en « trois âges » [10] : une phase oligopolistique suivie d’une duopolisation de la vie politique, et enfin une personnalisation dépolitisante de la mise en scène de l’activité politique.
Si la gauche politique semble incontestablement sonnée depuis quelques années en France, ce n’est pourtant pas le cas de l’économie critique, loin de là, depuis près d’une quinzaine d’années, comme l’explique Frédéric Lebaron. Ce renouveau a précisément « profité » de la montée d’une défiance à l’égard de la politique « partisane », permettant ainsi l’essor d’organisations revendiquant leur autonomie vis-à-vis du champ politique, et dans lesquelles de jeunes économistes plus ou moins marginalisés dans le champ académique ou politique ont pu développer leurs analyses, ainsi que ce que l’auteur qualifie de capital politique « flottant ». Reste que tous les penseurs étiquetés « altermondialistes » ne méritent pas nécessairement l’audience que la gauche mouvementiste leur a permis d’atteindre. C’est le cas par exemple de Toni Negri dont Louis Pinto retrace la trajectoire en même temps qu’il analyse le discours pour en montrer le caractère aussi flou que séduisant pour des intellectuels en mal de « grands récits » peu subversifs.
La dernière partie de l’ouvrage est enfin consacrée aux organisations partisanes en tant que telles. Rémi Lefebvre, co-auteur d’une récente « radiographie » sociologique du Parti Socialiste [11] consacre logiquement sa contribution aux courants présents à la gauche du PS. Il s’efforce en particulier de répondre à la question consistant à savoir pourquoi les militants qui les composent conservent leur carte malgré la dérive du continent socialiste vers la droite. Il décrypte ainsi, à partir notamment d’un récent témoignage livresque de Jean-Luc Mélenchon [12], les justifications que ces militants « de gauche » ont pu forger, et qui reposent sur deux piliers : la volonté de ne pas abandonner un parti qui leur « appartient » au moins autant qu’aux « sociaux-libéraux », ainsi qu’un « exit » partiel dans des organisations davantage tournées vers l’action, comme PRS [13] ou Attac. Bernard Pudal, spécialiste notamment du Parti Communiste Français [14] revient pour sa part sur la crise que rencontre cette organisation. Un parti communiste qui a su cependant « persister dans son être », contrairement à la plupart de ses homologues, grâce notamment à une stratégie de « double-langage », aujourd’hui cependant mise en échec par les urnes. Une belle application de la fameuse formule du Guépard de Lampedusa : « il faut que tout change pour que rien ne change » [15]. Un peu plus loin vers la gauche, George Ubbiali fait le point pour sa part sur les trois organisations portant le label trotskiste : le Parti des travailleurs (PT) et son discours catastrophiste, Lutte ouvrière (LO) -dont le véritable nom est soit dit en passant l’Union communiste-, et la Ligue communiste révolutionnaire. Cette dernière organisation partisane, qui vient d’ailleurs d’être dissoute dans sa forme actuelle, fait également l’objet de l’étude de Florence Johsua, qui en croisant méthodes quantitative et qualitative, montre la rupture qu’a pu introduire l’élection de 2002 et la mise en avant de la figure d’Olivier Besancenot dans la composition des adhérents.
Ce tour d’horizon de la partie institutionnalisée de la « France rebelle » [16] est clos par Gérard Mauger qui, tout en récapitulant la plupart des contributions de cet ouvrage, s’interroge sur la constitution d’un « champ de la gauche antilibérale ». Il en détaille ainsi les différentes composantes - partisane, mouvementiste, syndicale et intellectuelle-, en concluant sur la nécessité d’un travail politique d’unification de celle-ci. Un travail qui passe par une reconnaissance préalable des contraintes propres au champ politique, elles-mêmes en évolution, ainsi qu’au dévoilement des intérêts propres des divers militants qui participent de cette « nébuleuse » antilibérale. Espérons que cet ouvrage aura contribué à faire avancer cette tâche, même s’il peut également se lire comme une très bonne introduction aux différents aspects de la sociologie politique par certain-e-s de ses meilleurs spécialistes.
Quoiqu’il en soit, cette auto-analyse ici esquissée appelle une autre question, sur laquelle les diverses composantes de la gauche radicale ne cessent d’achopper : comment atteindre réellement les classes populaires ? Peut-être s’agirait-il alors de promouvoir une réelle "démocratie participative" [17] ? Il ne serait pas inutile en tous cas pour nombre de militants de se pencher sur les travaux de Daniel Gaxie [18] ou encore de Pierre Bourdieu [19], dont l’ombre plane sur l’ensemble de cet ouvrage. On aura vu pire référence...