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Pourquoi désobéir en démocratie ?

Un ouvrage de Sandra Laugier et Albert Ogien (La découverte, Coll "Textes à l’appui / Philosophie pratique", 2010)

publié le lundi 8 novembre 2010

Domaine : Philosophie , Science politique , Sociologie

Sujets : Mouvements politiques et sociaux

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Par Olivier Cléach [1]

Cet ouvrage à deux « voix » (une philosophe et un sociologue) s’ouvre sur un constat (il y a de plus en plus d’actes de désobéissance civile, notamment dans certains services publics) et sur une question a priori paradoxale (pourquoi ces phénomènes de désobéissance dans une démocratie représentative où il existe un certain nombre de répertoires d’action institués - le vote, la grève, la manifestation, etc. - pour exprimer son désaccord vis-à-vis d’une loi ou d’une politique publique, tout en restant dans la légalité ? En quoi les actes de désobéissance se justifient-ils ? L’illégalité peut-elle être légitime ? La conscience ou la loi ?).

Dans une première partie, les auteurs s’évertuent à rendre compte de cette notion de désobéissance civile, en mobilisant les (classiques) travaux de H. D. Thoreau et ceux de R.W. Emerson (ce qui est plus rare), travaux qui fournissent son principal cadre théorique à la question de la désobéissance civile. Pour ces penseurs américains du XIXe siècle, la désobéissance est un acte politique individuel inhérent à la démocratie elle-même [2] : elle permet de juger de la « santé » d’une démocratie. Elle est l’expression d’un refus (celui d’appliquer une prescription légale jugée illégitime, injuste ou inique) et d’une dissonance (ne plus se reconnaître dans la parole portée par ses dirigeants sans pouvoir faire entendre sa voix discordante, ne plus consentir à certaines actions conduites par l’ordre social auquel on appartient). En l’espèce, la position de Thoreau est a priori simple : lorsqu’un gouvernement démocratiquement choisi va à l’encontre des principes pour lesquels il a été élu, il est alors du devoir de chacun de désobéir, de résister. Cet acte politique marque le fait que la délégation de pouvoir, le consentement qu’on octroie à des représentants ou l’adhésion à une collectivité donnée (un État par exemple) sont révocables, si on pense que les principes, les valeurs, les « impératifs moraux » supérieurs auxquels on tient (liberté, égalité, justice, dignité humaine, ...) sont bafoués. C’est donc une forme exigeante de la démocratie (voire radicale, sans compromission) que prônent les penseurs de Concord. Le message est en substance : ce n’est pas parce que j’appartiens à un système, à un collectif que je dois cautionner tout ce qu’il fait, me faire complice de..., perdre toute forme de critique et me complaire dans le conformisme (transcendantalisme). Quand sont en jeu des valeurs humanistes, le droit de « retrait de la société » (Thoreau) doit s’appliquer.

Dans cette perspective, la désobéissance apparaît comme l’ultime moyen (non institutionnel) de résistance pour gérer une dissonance entre ce à quoi je crois profondément (pas mon intérêt ou de simples convenances personnelles) et ce qui est politiquement mis en pratique dans la société, alors même que je suis exclu de la « conversation » (au sens que lui donne la philosophie politique américaine) qui me permettrait d’exprimer mon désaccord, de faire valoir mon point de vue, mon « dissentiment » : « La désobéissance civile est le recours, interne à la démocratie, de ceux qui se sentent dépossédés d’une voix dans leur histoire. Non qu’ils soient des “sans-voix”, et soient totalement sans expression [...], mais bien plutôt parce que la société ne fournit pas le contexte dans lequel leurs mots auraient un sens, ou dans lequel en tout cas on pourrait les signifier, les vouloir-dire réellement. » (p.36). La désobéissance est en quelque sorte le moyen d’expression ultime des « inaudibles », de celles et ceux qui sont exclus de la « conversation », qui ne sont pas reconnus socialement. Au final, parce qu’elle met en exergue les dérives de la démocratie, qu’elle dénonce la « trahison » des élites au pouvoir, la désobéissance civile serait au fondement même de la démocratie. Elle serait en quelque sorte sa « bonne conscience », son expression éthique.

Stricto sensu, la désobéissance civile peut se définir comme une forme non violente de résistance, de protestation (parmi d’autres), comme une action politique publique transgressive (l’infraction étant caractérisée par le refus de se soumettre à une obligation légale), et donc passible de sanctions [3], ne poursuivant pas des fins non démocratiques [4], dont l’objectif conscient est de combattre un dispositif jugé illégitime, dysfonctionnel. Elle est de l’ordre de la « réaction émotionnelle imprévisible » (p.59) et renvoie à la conception éthique qu’un individu (un citoyen) se fait des politiques publiques qui, dans une démocratie, sont menées en son nom.

La deuxième partie aborde les terrains empiriques. Ceux qui sont mobilisés, et c’est l’une des originalités de cet ouvrage, ne sont pas les classiques mouvements recourant à ce type de pratiques (les faucheurs d’OGM, le DAL, les mouvements altermondialistes, ...), mais des services publics (l’école, l’université et l’hôpital). Le dispositif méthodologique repose essentiellement sur une analyse documentaire de matériaux divers (textes légaux et réglementaires, rapports, audits de modernisation, forums Internet, littérature grise, etc.).

Partant du principe que les motifs de la désobéissance des fonctionnaires se trouvent dans l’évolution des services publics, les auteurs s’évertuent à retracer le processus de rationalisation, de gestionnarisation à l’œuvre dans certaines administrations publiques au nom de la modernisation, processus caractérisé par la croyance qu’un service public peut être géré comme une entreprise privée, que l’action politique peut être rationalisée (rationalité instrumentale), le passage d’une logique de moyens à une logique de résultats, la recherche d’efficacité et la performance comme principaux guides pour l’action publique et la mise en œuvre de dispositifs de gestion [5] permettant de les évaluer, de les mesurer (principe de la quantification) et de « juger » du mérite de chacun, etc. Et, c’est donc contre ce processus qu’ils considèrent aller à l’encontre de la conception (éthique) qu’ils se font de leur métier et du service public que certains fonctionnaires mènent, au mépris des sanctions possibles, des actes de désobéissance civile (p.142). Celle-ci est alors le moyen ultime pour dénoncer un mode de gouvernance (au résultat) fondé sur la modification des cadres de gestion, sur la quantification de l’action publique (p.68) afin de pouvoir en mesurer l’efficacité (économique) au regard du degré de réalisation d’objectifs chiffrés. La désobéissance civile est donc la matérialisation de la confrontation entre trois logiques d’action pas forcément compatibles : une logique managériale-gestionnaire (dictée par les principes de la LOLF), une logique professionnelle (guidée par les règles du métier) et une logique de service public (où l’intérêt général est censé prévaloir sur des intérêts privés, économiques). Pour le dire autrement, en mobilisant M. Weber, les actions publiques seraient davantage guidées par une rationalité en finalité que par une rationalité en valeur.

Même si les auteurs ne le formulent pas ainsi, on assisterait à une sorte de taylorisation [6] des services publics caractérisée par une standardisation, une normalisation des pratiques et un renforcement des contrôles organisationnels (facilités par la mise en œuvre de divers dispositifs de gestion et le système du chiffre), par une remise en question de certaines manières de travailler des agents publics et une réduction de leur autonomie d’action (« autonomie contrôlée » réduisant ainsi le champ des possibles en matière d’intervention auprès des usagers), par un phénomène de déprofessionnalisation (une part qualitative du métier ne peut pas être prise en compte dans un système où l’évaluation est essentiellement quantitative), etc. Pour les auteurs, ce sentiment de dépossession serait la clé explicative des actes de désobéissance [7] dans certaines organisations publiques (p.179).

Dans la troisième et dernière partie, après avoir défini le domaine dans lequel les actes de désobéissance s’inscrivent [8] (celui d’un pluralisme politique [9]), les auteurs reviennent sur quelques éléments et théories abordés succinctement dans la première partie, notamment sur le fait que « La désobéissance est l’attitude qui s’impose dès lors qu’il y a dissonance : je ne m’entends plus, dans un discours qui sonne faux, dont chacun de nous peut faire l’expérience quotidienne [10] ». Elle est alors l’expression d’un dissentiment (un conflit sur le contenu de ce que j’ai consenti en adhérant à un collectif, conflit que je ne peux pas exprimer par la parole, par le biais de la « conversation démocratique ») et pose la question de l’appartenance d’un individu à une société (caractérisée d’abord par une communauté de langage) et à la manière dont il y est représenté et dont ses revendications sont entendues ou non.

Au final, au-delà des qualités intrinsèques de l’ouvrage, il reste plusieurs aspects qui mériteraient, à notre avis, d’être développés. Tout d’abord, il aurait été intéressant de mener, de façon plus poussée, un travail sur les concepts (déviance, insubordination, régulation autonome, désobéissance organisationnelle, résistance, ...) et de mobiliser certains travaux (par exemple, ceux de J. Scott, de M. Pedretti, de J-D. Reynaud ou d’A. Hirschman ou encore des approches de sociologie politique) proches, afin de mieux cerner pourquoi certains des actes mentionnés par les auteurs relèvent de la désobéissance civile et ne renvoient pas simplement à des pratiques transgressives clandestines (l’expression du travail réel face au travail prescrit) ou à de la résistance au changement. De la même manière, selon nous, le débat légitimité / légalité, qui est au cœur de la question de la désobéissance, n’est pas non plus mené à terme. De quelle(s) légitimité(s) parle-t-on ? Autre remarque : si les auteurs nous donnent bien à voir les motifs (théoriques ?) de la désobéissance dans certains services publics, les pratiques, les stratégies, les tactiques de résistance des acteurs qui relèvent de ce registre sont moins présentes, moins détaillées, moins visibles, ceci étant peut-être lié à la nature du matériau empirique mobilisé. Pourquoi certains franchissent-ils le pas et d’autres restent-ils dans le conformisme et dans la soumission décrite par un La Boétie par exemple, au risque d’en souffrir ? Dans quelle mesure la désobéissance apparaît-elle comme un mode de régulation sociale ?

Notons, pour terminer, qu’à la lecture, certains pourront se trouver gêner par le sentiment que les liens entre quelques développements et l’objet lui-même (la désobéissance) ne sont parfois pas directs ou que l’objet n’est que secondaire par rapport à l’idée développée (par exemple lorsque les auteurs rendent compte des évolutions des services publics). Il faut donc se montrer patient (ce qui est facilité par l’intérêt desdits développements).

Pourquoi désobéir en démocratie ? Une partie de la réponse à cette question se trouve dans cet ouvrage ... Sa lecture est donc recommandée aussi bien pour l’expert de la question (à notre connaissance, le domaine de l’organisation est en effet assez peu traité par ce champ théorique) que pour le néophyte.

NOTES

[1Sociologue, Institut d’Éthique Appliquée de l’Université de Laval à Québec

[2La question de la désobéissance ou de la résistance se pose autrement dans une dictature

[3La question de l’acceptation des sanctions au nom d’un idéal est une des caractéristiques de cette forme de protestation (l’individu revendique la responsabilité de ses actes), ce qui la différencie de la désobéissance organisationnelle telle que nous l’avons définie dans notre thèse de sociologie. Dans une démocratie, convaincu de la justesse de son action, le « désobéisseur » accepte de commettre un acte illégal afin de plaider sa cause devant la justice

[4La visée n’est pas le renversement du système, mais sa « correction ».

[5Au sens que lui donne le réseau « sociologie de la gestion » http://rt30.chez-alice.fr/

[6Processus que dépeint par exemple G. Friedmann quand les ouvriers professionnels laissent peu à peu leur place à des ouvriers spécialisés, avec la mise en place des principes tayloriens-fordiens dans les grandes industries.

[7Ne pas renseigner un tableau de bord, ne pas faire passer l’évaluation des CE1 et des CM2, etc.

[8Ils sont alors une forme (parmi d’autres) de critique citoyenne sur la manière dont la chose publique est gérée

[9Au sens développé par J. Dewey et prolongé par J. Rawls.

[10Même s’il ne faut pas en déduire que tous ceux qui font cette expérience mènent des actions de désobéissance.

Note de la rédaction

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