Par Laure Célérier [1]
« Montrez-moi vos prisons, et je vous dirai quel genre de gouvernement vous avez », aurait dit Churchill. De fait, comment peut-on se targuer d’être une démocratie exemplaire lorsque des lieux d’enfermement existent qui condamnent leurs détenus à vivre dans des conditions peu compatibles avec la dignité humaine ? La question est posée en filigrane dans le documentaire réalisé par Bernard George et diffusé en 2006, intitulé Prisons, la Honte de la République, portant sur les maisons d’arrêt aux conditions d’accueil déplorables. Elle se pose d’autant plus que dans les maisons d’arrêt sont enfermés non seulement les condamnés dont le reliquat de peine est inférieur à un an, mais aussi les prévenus, présumés innocents, puisque leur procès n’a pas encore eu lieu. Alors même que les déclarations d’intention sur l’amélioration des prisons se sont multipliées ces dernières années, et que la prise de conscience de ce qui constitue souvent un enfer carcéral paraît plus importante qu’auparavant, les choses paraissent peu changer.
L’administration pénitentiaire n’autorise pas « de tournage de nature à porter atteinte à l’image de l’institution [- et de la société ?] ou de ses personnels ». Bernard George propose ici des images d’archives parcimonieusement accumulées et des reconstitutions, comme si les occasions de filmer la prison sans porter atteinte à l’ « image de l’institution » étaient trop rares. Et de fait, le documentaire nous montre avec efficacité l’humiliation subie au quotidien par les détenus des maisons d’arrêt, constituant une honte pour la patrie des droits de l’homme, tolérant - souvent en l’occultant - cette situation, alors même que la France a été maintes fois montrée du doigt par la Cour Européenne des Droits de l’Homme, par le Conseil de l’Europe ou encore par l’Observatoire International des Prisons, pour traitement dégradant de ses prisonniers.
En prison, les conditions d’hygiène sont exécrables et les détenus n’ont pas d’intimité. Les cafards se promènent tranquillement dans des cellules de seize mètres carrés où peuvent s’entasser jusque sept détenus. Comme l’affirme un ancien prisonnier, prêtre accusé de pédophilie, relâché au bout de cinquante mois car acquitté, les animaux du zoo de Vincennes sont mieux logés. Les toilettes sont dans les chambres, maladroitement cachées par des rideaux à la propreté douteuse, les douches sont autorisées trois fois par semaine, quand bien même la température extérieure dépasse les trente degrés et certaines administrations pénitentiaires interdisent les ventilateurs. Le secret médical n’existe guère, vu que le personnel soignant administre les médicaments au vu et au su de tout le monde. Les plus fragiles sont insuffisamment aidés et la distribution de psychotropes fait souvent office d’uniques soins. Peu d’activités sont proposées aux détenus, la télévision reste un luxe - à vingt euros par mois dans certaines prisons - que tous ne peuvent se permettre.
28% des détenus travaillent, mais le taux d’activité en maison d’arrêt reste faible, et le travail se fait dans des conditions discutables : certains prisonniers ne reçoivent pas toujours un salaire, d’autres sont payés à la pièce. Généralement, les rémunérations varient de 220 euros à environ un demi-Smic par mois pour un temps plein. Les entreprises peuvent s’offrir, en France et sans délocaliser, les coûts de production de pays du Sud. En maison d’arrêt, les conditions sont mauvaises également du fait de la promiscuité de détenus aux profils variés : y sont rassemblés des détenus que leur procès finira par innocenter, des trafiquants de cannabis à la petite semaine et des violeurs multirécidivistes, les trois pouvant se retrouver dans une même cellule. Le cocktail est explosif. Par peur de se faire agresser, nombreux sont ceux qui ne sortent pas, parfois pendant une année entière, de leurs cellules pour les promenades. Les prévenus incarcérés car accusés dans des affaires de mœurs sont les plus vulnérables : le viol est souvent considéré comme le pire des crimes par les autres détenus, et offre la garantie d’un lynchage fréquent. Entre prisonniers pourtant, les viols sont légions et les plus faibles paraissent sans défense. Ces agressions semblent notamment liées au refus, qui a longtemps prévalu, de prendre en compte la sexualité des prisonniers, comme si la privation de liberté devait nécessairement signifier privation de plaisir. La violence peut aussi émaner des surveillants, dont une minorité profite d’un pouvoir de domination face auquel les incarcérés sont démunis. En 2009, on compte 139 suicides et morts suspectes dans les prisons françaises, auxquelles on peut ajouter environ dix fois plus de tentatives. La prison semble être une institution sinon totale du moins fortement contraignante, où les corps sont brisés, les personnes humiliées. Les familles des détenus peuvent aussi endurer un véritable calvaire, tel celui subi par ces parents évoquant le décès de leur enfant après vingt-quatre heures d’incarcération, sans qu’aucun accompagnement psychologique ne soit mis en place, sans qu’une autopsie ne semble avoir été faite, avec un exposé des circonstances de décès si obscur et troublant que l’on ne peut s’empêcher de soupçonner l’administration de maladroitement maquiller sa responsabilité. Pour ceux qui veulent aller rendre visite à leurs proches, la demande de parloir peut relever d’un véritable parcours du combattant. La prison ressemble à une zone de non droit, où les droits élémentaires de la personne humaine sont trop souvent foulés.
Comment en est-on arrivé là ? Aujourd’hui, les prisons comptent environ 66 000 détenus, pour 53 000 places. Dans cinquante-trois établissements, le taux d’occupation des locaux est compris entre 150 et 200%. L’inflation des politiques répressives dites de tolérance zéro, brillamment exposées par Loïc Wacquant, dans Les prisons de la misère, paru en 1999 explique bien la surpopulation : la population des prisons a augmenté de 22% entre 2001 et 2006, cette augmentation ayant essentiellement pesé sur les maisons d’arrêt. A cela, nous pouvons ajouter un allongement récent des peines prononcées, lié notamment à une plus grande reconnaissance de la souffrance des victimes. Nous pouvons, avec Bernard Stiegler, nous demander où est la justice, si les décisions rendues se déplacent de plus en plus du côté des victimes, et prennent, plus souvent qu’avant, des aspects de vengeance. La tradition inquisitoire française permet également de comprendre l’importance de l’enfermement : laisser les prévenus en prison, ce serait se donner plus de chances qu’ils finissent par avouer. La surpopulation est aussi liée à l’engorgement des tribunaux, à la charge de travail des juges, qui oublient les détenus prévenus, au grand dam de la CEDH, qui a déjà épinglé la France à ce sujet. Il faut également dénoncer l’incarcération galopante des délinquants aux troubles mentaux avérés : la reconnaissance d’irresponsabilité pénale a vertigineusement décliné ces dernières années tandis que le manque de prise en charge des malades mentaux conduit souvent ces derniers à la délinquance. La prison renfermerait ainsi 40% de détenus dépressifs, 33% de détenus connaissant une anxiété généralisée, 7% de détenus avec paranoïa et psychose hallucinatoires. Il y aurait sept fois plus de schizophrènes qu’ailleurs. La prison remplit de plus en plus le rôle d’un hôpital psychiatrique et de dépotoir social, alors que le personnel soignant est réduit. Face à une telle situation, les surveillants sont dépassés. Cela se traduit au quotidien par une ambiance bien plus tendue et plus lourde qu’auparavant, nuisant également à l’entente entre surveillants et détenus. Enfin, les directeurs de prison, manquant de fonds et de personnels, selon les mots de Bernard Stiegler, « n’ont plus les moyens d’avoir un minimum d’humanité ». Très paradoxalement, cependant, la prise de conscience de la réalité carcérale semble avoir évolué.
Depuis la loi du 22 juin 1987, la prison se voit officiellement reconnue comme un lieu, non seulement d’exécution des sanctions pénales, mais aussi de réinsertion. Cependant, les surveillants apportant leur témoignage affirment ne pas vraiment remplir de mission d’insertion, et les détenus confirment ne pas être véritablement préparés à la sortie de prison. Les ingrédients sont présents pour garantir une récidive élevée. Avec la loi de 1994, les détenus ont accès aux prestations la sécurité sociale. Les choses se sont partiellement améliorées, mais l’accès aux soins en prison reste très lacunaire. Depuis 2000, avec le livre-témoignage de Véronique Vasseur, intitulé Médecin chef à la prison de la Santé, l’opinion publique et la classe politique, alarmées par l’exposé désastreux des conditions de détention, s’emparent davantage du sujet. L’Assemblée Nationale et le Sénat, via le travail de leurs commissions d’enquête, publient des rapports alarmants sur le sujet [2]. Avec le soutien de Robert Badinter, de l’Observatoire International des Prisons et d’associations depuis longtemps engagées dans l’humanitaire, des états généraux de la condition pénitentiaire sont lancés. Des anciens ministres, comme Elisabeth Guigou, Dominique Perben ou Jacques Toubon s’indignent. Mais que n’ont-ils pas changé la situation lorsqu’ils avaient les moyens de le faire ? Et quels sont les résultats de cette indignation collective ? Certes, de nouvelles prisons sont construites, mais non sans controverses. Ainsi, la prison de Lyon Perrache, sur laquelle s’ouvre le documentaire, a été remplacée par celle de Lyon Corbas et c’est dans cette dernière que les détenus ont été transférés en 2009. Mais nous pouvons actualiser la réflexion du documentaire en observant que la prison de Lyon Corbas est éloignée de Lyon, moins accessible en transports en commun, ce qui peut faire craindre un isolement renforcé des détenus. De même, la prison a été construite par un partenariat public-privé. Cela a permis une construction rapide - l’Etat n’a pas eu à emprunter, la construction ayant été confiée au privé - d’un établissement pénitentiaire moderne, proposant des cellules avec douche, ce qui n’est pas commun. Toutefois, on peut en attendre une dégradation des conditions de vie des détenus à certains égards : dès lors que la gestion des prisons est confiée à des entreprises cotées en bourse, nous pouvons craindre, d’une part, une augmentation des coûts liés à la vie en prison - la fameuse cantine, où les prisonniers achètent leurs biens, propose des prix rappelant les supérettes des stations balnéaires et constitue une occasion de profit pour ses gestionnaires, alors que sur les salaires versés aux détenus qui travaillent, l’administration prélève une marge - et d’autre part, un lobbying important de ces mêmes entreprises pour une inflation des politiques répressives - plus de détenus signifiant plus de contrats de construction et plus de revenus pour ces entreprises. Enfin, comment accepter une gestion des politiques pénales qui ne passe que par la construction de nouvelles prisons ? Dès 1830, le ministre de l’Intérieur en charge des prisons établissait pourtant qu’ « à mesure que les constructions s’étendent, le nombre de prisonniers augmente », si bien que les effets positifs escomptés par les nouvelles constructions sont annulés ; et de fait, la prison de Lyon Corbas est déjà surpeuplée. Il semblerait plus judicieux d’étendre l’éventail des peines alternatives imposées aux coupables, de limiter le recours à la détention provisoire et de renouveler les politiques de préventions et d’aide aux plus marginalisés. En quelques mot, de présenter un nouveau projet « pénal, moderne et humaniste », réclamé par les états généraux de la condition pénitentiaire et par le conseil économique et social. Pourquoi cela n’est-il pas fait ? Sur ce point, Dominique Perben donne une réponse qui a le mérite d’être honnête : aucun politique n’a vraiment envie de s’occuper des détenus. La question des prisons est finalement occultée, évacuée des discours politiques et des débats publics.
Alors que les images des prisons sont rares et tantôt illégales - comme la vidéo des détenus de Fleury-Mérogis - tantôt reconstituées, comme ce que l’on peut observer dans Le Prophète, d’Audiard, diffusé en 2009, ce documentaire riche d’informations constitue une excellente sensibilisation à un thème trop souvent occulté, celui de l’enfermement carcéral, ainsi qu’une illustration pertinente des ouvrages de sociologie de la prison existant en la matière. Son format en fait un film aisé à diffuser en classe, aussi bien au lycée qu’à l’université. La vidéo étant disponible sur internet, il n’y a donc aucune raison de s’en priver ! Il Reste à garder en mémoire que le documentaire ne montre qu’une partie - la plus honteuse - du fonctionnement du système carcéral : dans les maisons centrales, où les détenus purgent de longues peines, les conditions y sont différentes et relativement plus confortable. Le constat est donc implacable : la République traite mieux les déclarés coupables des maisons centrales que les présumés innocents des maisons d’arrêt. Ces prisons sont donc indignes de la France, à moins que ce ne soit la France qui soit indigne de sa réputation de pays des droits de l’homme.