Par Igor Martinache
Inutile sans doute de présenter le troisième film du prometteur réalisateur Cristian Mungiu. Palme d’or au dernier festival de Cannes et prix de l’Education Nationale 2007, Quatre mois, trois semaines et deux jours a défrayé la chronique avant même sa sortie en salle. Et pourtant, contrairement à l’opinion des associations qui ont tenté de faire interdire sa diffusion en salle de classe, force est de constater que le film est loin de constituer une apologie de l’avortement.
C’est que, comme l’ont proclamé les jurés du prix de l’Education Nationale, « Quatre mois, trois semaines et deux jours est une fiction radicale mais émouvante, parce c’est un film qui ne triche jamais. Une des grandes qualités du film consiste à regarder le sujet droit devant, d’une manière implacable, sans digression, sans rupture de rythme ». L’histoire se déroule en Roumanie en 1987. Le régime de Nicolae Caeucescu exerce encore le pouvoir d’une manière proche du totalitarisme, et l’avortement, interdit depuis 1966, y est sévèrement réprimé. Cela n’empêche pas un nombre important de femmes d’y recourir au péril de leur liberté, et de leur santé. Tel est le cas de Gabita (Laura Vasiliu), jeune étudiante de 22 ans, enceinte justement depuis quatre mois, trois semaines et deux jours. Avec l’aide de sa fidèle amie Otilia (Anamaria Marinca), elle prend contact avec un « avorteur » clandestin qui se fait appeler M.Bébé. Rendez-vous est pris dans une chambre d’hôtel où celui-ci doit poser une sonde sur Gabita, sauf que les deux amies ont omis de lui demander ses tarifs...
De nombreux thèmes sont donc traités dans cette œuvre, qui dépassent largement celui de l’avortement. Celui-ci permet tout d’abord d’illustrer le rapport problématique entre la loi « positive » et les normes sociales. Tous les étudiants de sociologie se souviennent du texte de Durkheim expliquant que le crime est un phénomène normal dans une société, et que c’est son absence qui serait pathologique [1]. Mais voilà, quand une pratique est largement répandue dans une société et que sa pénalisation entraîne par elle même un accroissement du risque, peut-on considérer dans ce cas que la loi est « juste » ? La question était également soulevée il y a quelques années, toujours au sujet des avortements clandestins -mais d’une manière bien différente-, par le très beau documentaire de Mariana Otero, dans lequel celle-ci enquête auprès de ses proches sur les circonstances mystérieuses de la mort de sa mère [2].
Quatre mois, trois semaines et deux jours propose également un regard intéressant sur les relations entre amis ou membres de la même famille. Otilia en particulier est prise en tenailles entre les différentes injonctions implicites dictées par chacun de ces groupes. Entre son amie Gabita qui fait tout de travers sans avoir l’air de s’en rendre compte et son petit ami à qui elle ne veut d’abord pas parler de l’avortement et qui exige d’elle qu’elle soit présente à l’anniversaire de sa mère le soir même où elle doit accompagner son amie, il n’est pas évident de traverser cette épreuve avec tout le sang-froid nécessaire...
Ajoutons à cela la question de la violence symbolique qu’exercent, souvent sans même s’en rendre compte, les membres de classes supérieures à l’égard des « petites gens » sous la forme de l’humiliation verbale ou celle de la banalité du mal à travers la figure de l’avorteur, un salaud tellement ordinaire qui ne cesse d’affirmer qu’il veut rendre service - et y croit sans doute vraiment-, sans omettre l’allégorie de la terreur communiste roumaine qu’on peut lire dans cette histoire à la fois si banale et si effrayante [3], et on ne doutera plus que Quatre mois, trois semaines et deux jours ne manque de matière pour un regard sociologique.
Mais la prodigieuse virtuosité du réalisateur n’est pas étrangère non plus au succès du film. Ses plans et jeux de lumière qui évoquent ceux d’un Gus Van Sant ou un Lars Von Trier contribuent ainsi largement à l’atmosphère oppressante du film, qui à elle seule en dit sans doute bien plus que de longs discours. A vous de voir donc.