Par Camille Sutter [1]
Pour plus de cohérence, nous ne développerons dans cette présentation de la revue que les articles du thema concentré sur les rapports entre religion et politique. Celui-ci s’articule autour de la problématique de l’existence des mouvements religieux dans les sociétés sécularisées. Deux concepts cadrent la réflexion. L’esprit de religion se définit par une conception théocratique des relations entre temporel et spirituel, et s’oppose à la conception séparatiste des deux termes que défend l’esprit de laïcité.
Dans l’introduction du numéro, C. Froidevaux-Metterie [2] souligne le paradoxe que constitue la coexistence des esprits de religion et de laïcité dans des sociétés sécularisées. En effet, l’auteure souligne deux tendances : la récurrence des débats et la pluralité de leur modalité. Dans les années 1960, les théories de la sécularisation ont été développées notamment par Berger, Luckmann et Wilson. Trois processus permettaient de penser la disparition du religieux : autonomisation de la sphère politique, rationalisation (le discours scientifique l’emportant sur le message religieux) et mondanisation de la société (primauté des arguments intramondains sur les arguments transcendants) [3]. La vivacité des courants religieux dans les années 1980 invite cependant à relativiser ce constat et à repenser la laïcité dans les sociétés sécularisées. La mutation identitaire de la religion se lit moins dans le contenu des croyances, que dans le rapport que les individus entretiennent aux pratiques et à l’appartenance communautaire. La notion de sécularisation masque ainsi une pluralité de possibles analysés dans les articles suivants.
En premier lieu, C. Laborde [4] analyse les liens entre esprit de religion et esprit de laïcité dans l’État français. La réflexion s’articule autour de deux décisions de justice prises en 2008 : l’annulation d’un mariage pour non-virginité de l’épouse et refus de la nationalité française à une femme portant la burqa. Ces deux faits sont le point de départ d’une distinction entre républicanisme conservateur et républicanisme critique. Le premier, que l’on retrouve en France, se caractérise par trois piliers : une même loi laïque pour tous, l’indépendance de l’individu et le devoir d’assimilation. Principes dont les limites, respectivement le risque de la confusion des sphères, du paternalisme et du conformisme culturel, témoignent de la nécessité d’une posture plus critique. C’est en référence au républicanisme critique à l’œuvre au Québec que C. Laborde défend la posture des « accommodements raisonnables » [5], égalisant les conditions d’exercice du droit entre citoyens, appliqués lorsque la loi est « relative à un contexte particulier ».
Les États-Unis sont un cas de figure à part, où la laïcité institutionnalisée côtoie des références omniprésentes à la religion. A. Zambiras [6] étudie les justifications de la peine capitale dans deux Églises américaines, et montre la variété des registres mobilisés dans les discours. En effet, alors que les Églises se sont prononcées contre la peine de mort, ses membres sont partagés. Par une démarche pragmatiste inspirée de la sociologie de L. Boltanski, l’auteure témoigne de la sécularisation des discours, manifeste dans la disjonction entre les motifs religieux utilisés pour la justification et les normes défendues par les Églises : les entretiens révèlent, selon l’expression de D. Hervieu-Léger [7] un « brouillage des évidences axiologiques ». S’est ainsi opéré un « travail de réélaboration des normes religieuses ».
La Russie, historiquement laïque, n’en est pas moins le lieu d’un rapport ambigu à la religion, qu’analyse K. Rousselet [8]. Depuis la fin de l’URSS, on observe une cléricalisation, mais il faut surtout lire cette montée de l’Église orthodoxe comme une source de légitimation d’un « nouvel ordre social », comme le fut dans les années 1970-1980 le marxisme-léninisme ». La laïcité actuelle de la Russie apparaît donc plutôt comme une continuité qu’une rupture.
Enfin, D. Charbit [9] analyse la « cause laïque en Israël » : si la laïcité n’est pas institutionnalisée, les débats autour de l’imbrication des sphères religieuses et temporelles sont houleux. Des facteurs politiques, culturels et démographiques ont de plus renforcé le poids du religieux dans la sphère sociale. Au vu de la complexité des rapports de pouvoir, l’auteur témoigne de l’efficacité d’un compromis entre une lettre religieuse et une pratique laïque.
Nous invitons le lecteur à consulter la revue pour découvrir les articles des sections Varia et Lectures. Dans les Varia, trois articles. A. Monsutti témoigne dans « Itinérances transnationales : un éclairage sur les réseaux migratoires afghans » de l’importance d’une approche transnationale pour contextualiser les migrations. B. Bertoncello, S. Bredeloup et O. Pliez traitent dans « Hong Kong, Guangzhou, Yiwu : de nouveaux comptoirs africains en Chine » de la transformation des relations sino-africaines et des reconfigurations spatiales découlant de la réorganisation du commerce entre Chine et Afrique. Enfin l’article de Ph. Létrillart intitulé « Le catholicisme cubain face au « postcummunisme » » traite de la recomposition de la place du catholicisme lors de la transition du Fidelisme au Raulisme.