Par Sébastien Fleuriel [1]
Deux sources différentes m’avaient donné envie de lire Rendre la réalité inacceptable de Luc Boltanski. C’est dire si le bouche-à-oreille vaut parfois tous les plaidoyers. L’auteur revient dans ce petit livre sur les conditions de production qui ont présidé à l’écriture d’un article publié avec Pierre Bourdieu en 1976 sous le titre « La production de l’idéologie dominante » dans Actes de la recherche en sciences sociales. J’ai craint un instant qu’il s’agissait d’un nouvel ouvrage, (un de plus...) visant à se positionner relativement à l’héritage scientifique que nous a laissé Pierre Bourdieu. En fait pas du tout ! Luc Boltanski nous livre une réflexion sur tout ce qu’il a fallu pour que cet article, et son support Actes de la recherche en sciences sociales, puisse paraître à ce moment là. Par ricochet, l’auteur montre combien il serait aujourd’hui impossible de publier ce même article tant les conditions de production du travail scientifique se sont altérées. Car en revenant sur le passé, l’auteur parvient mieux qu’une critique frontale, à questionner les pratiques d’administration de la recherche en vigueur aujourd’hui et à montrer leur effet puissamment délétère sur la production scientifique. Clairement, la mise au pas de la recherche au profit d’un ordre politique de plus en plus intrusif à travers des formes « douces » de management, sans tête apparente ou sans pilote [2], n’aurait en effet jamais permis l’édition d’un tel texte. Et pour cause : le caractère subversif (dont l’ironie compose une arme bien comprise par l’auteur) de la revue comme de l’article ne serait guère compatible avec un encadrement de plus en plus normatif et administré du travail de recherche qui en censure toute la dimension créative, pourtant si nécessaire. Rien que je ne sache déjà en fait. Comme nombre d’entre nous, j’ai largement pris conscience du processus larvé de démantèlement de la recherche.
Je me donc suis longuement demandé pourquoi ce livre me touchait profondément. C’est que, proche de la quarantaine, ce bouquin est venu me rappeler que j’avais connu la fin de la période décrite par l’auteur. Formé au département de sociologie de l’université de Nantes autour des années 90, j’ai en effet assisté en qualité d’objecteur de conscience, aux dernières heures du LERSCO [3], le laboratoire labellisé CNRS. Je me souviens encore de mon "patron de labo à moi" (c’est ainsi que Luc Boltanski nomme Pierre Bourdieu), en l’occurrence Christian Baudelot, pestant contre la contractualisation à quatre ans qui entrait alors en vigueur au CNRS. Je me souviens de l’arrivée de ces premiers ordinateurs qui ont fait mettre définitivement au rebus la bruyante machine qui triait mécaniquement les cartes perforées pour traiter les questionnaires. Je me souviens de ce grand colloque « Crise et métamorphoses de la classe ouvrière » signant comme le dernier sursaut du laboratoire pour légitimer des recherches sur une classe dont les plus mauvais prophètes annonçaient la fin. Je me souviens du consternant état de sidération auquel a conduit le retrait définitif du CNRS puis de la redoutable anomie qui s’en est suivie touchant parfois les enseignants chercheurs jusqu’au plus intime de leur existence et de leur raison d’être. Je me souviens du fonds documentaire resté depuis vide, symbole de la désaffection et du désarroi de tout un ensemble. C’est bien sur tous ces aspects que Luc Boltanski revient sans pour autant sacrifier à la nostalgie d’époque révolue, ni au réenchantement d’une recherche supposée sans conflits et sans douleurs. En le lisant, on appréhende avec un certain effroi, le désagréable chemin parcouru, faisant qu’aujourd’hui, j’en suis stupidement à compter mes articles classés en A, B ou C pour savoir si j’ai des chances d’atteindre un score suffisant (deux points) pour être reconnu chercheur publiant. Avec la redoutable intuition, largement confortée par la lecture de Boltanski, que tout cela n’a pas grand-chose à voir avec la qualité scientifique qu’on est en droit d’attendre, et que cette nouvelle forme de tutelle, purement gestionnaire et comptable, reste plus que stérile. Luc Boltanki a raison : continuons de rendre la réalité inacceptable, faute de quoi nous finirons par tout accepter.