« Dans le numéro inaugural d’Espaces et sociétés, il y a quelque trente-cinq ans, Henri Lefebvre écrivait : « Je répète donc qu’il y a politique de l’espace, parce que l’espace est politique. » Le succès de cette thèse fut tel qu’aujourd’hui les sciences sociales et les études urbaines tendent à considérer comme acquise la dimension politique de l’espace. Mais, outre que la nature de cette dimension est rarement explicitée, il semble que les appréciations diffèrent, parmi les auteurs ou les acteurs, sur la façon de la concevoir.
Ce numéro spécial vise donc à rouvrir le débat initié par Henri Lefebvre dans un contexte qui a beaucoup changé, depuis lors, aux plans politique et idéologique, mais aussi sociologique, économique et technique. Certes, on continue à parler amplement de « politique urbaine » ou de « politique d’aménagement ». De même, les « politiques publiques » appliquées à l’espace, telles, en France, la « politique de la ville », et l’intervention des habitants dans leur définition retiennent-elles aujourd’hui l’attention de maints chercheurs, suscitant d’innombrables débats et de multiples publications. Néanmoins, le caractère « politique » de l’espace ne paraît plus revêtir le sens qu’on lui donnait à l’époque où il avait été reconnu. Il est vrai qu’alors que se sont effondrées les utopies messianiques fondées sur l’action collective et l’idée d’un progrès en marche, le vocable « politique » a lui-même perdu une partie des significations qu’il avait autrefois.
On constate aujourd’hui, au moins en France, une certaine réticence à penser l’espace en termes politiques, y compris à propos d’un problème majeur que l’on aurait pu croire, a priori, propice à une politisation accrue de la « question spatiale ». À savoir celui de l’« environnement » ou, plus exactement, de sa dévastation [1]. Certes, l’espace n’est pas le seul objet à avoir subi cette dépolitisation. Bien d’autres réalités du monde social, voire le monde social dans sa totalité, ont cessé, elles aussi, d’être appréhendées à partir d’un point de vue politique, sous l’effet de la « fin des idéologies ».
Plus nécessaire que jamais, pourtant, l’étude de la dimension spatiale du politique et de la dimension politique de l’espace transcende les barrières disciplinaires, de la géographie à la philosophie politique, de l’histoire urbaine ou de l’architecture à la sociologie. Elle paraît essentielle pour comprendre le déploiement de figures nouvelles du pouvoir sur, dans ou par le biais de l’espace, qu’il s’agisse de l’appropriation des choses ou de contrôle des humains, et pour concevoir aussi des stratégies spatiales de résistance des groupes sociaux et leur conversion éventuelle en forces politiques.
Ce travail est d’autant plus important, à l’heure actuelle, que se multiplient les cas où des stratégies spatiales sont mises en œuvre pour créer ce qu’on a pu appeler un « état d’exception permanent » (Agamben, 2003) au travers d’espaces délibérément placés « hors la loi », où le droit commun ne s’applique plus, de la base de Guantánamo aux camps de réfugiés, des zones de rétention pour les immigrés refoulés à certains quartiers populaires de banlieue, voire aux gated communities en sécession ouverte ou larvée avec la communauté des citadins.
Il est donc temps de rouvrir le débat sur la relation entre espace et politique, afin de mieux comprendre les pratiques disciplinaires, mais aussi celles potentiellement émancipatrices, qui mobilisent l’espace de diverses façons (...) »
Extrait de l’éditorial de Mustafa Dikeç et Jean-Pierre Garnier