Par Magali Boumaza [1]
Issu de communications prononcées à l’occasion d’un colloque international « Identité et Espace » tenu à l’Université de Reims Champagne-Ardenne en novembre 2006, cet ouvrage collectif pluridisciplinaire rassemble les contributions d’un économiste, d’un anthropologue, de sociologues, d’urbanistes et de géographes. Ce croisement de regards sur la problématique générale de l’opus - les « résistances et les luttes mises en œuvre par des acteurs menacés, d’une manière ou d’une autre, par des formes de disqualification sociale » (p. 11) - est fécond en ce qu’il concilie différentes méthodes et approches de sciences sociales. Ce qui intéresse les co-directeurs de ce livre ce sont bien les modalités de mobilisations et les raisons d’agir d’acteurs entendant défendre leurs identités et/ou leurs espaces disqualifiés.
Pour échapper à une catégorisation infâmante, la dénégation de l’étiquette stigmatisante fonctionne comme un acte de résistance. Les punks, les Tziganes, les sans domicile fixe, les jeunes délinquants ou encore les éboueurs usent de ces pratiques réparatrices. Pour réhabiliter leurs identités bafouées, ils occupent des espaces alternatifs et puisent dans des ressources indigènes déniant ainsi les discours, désignations et dispositifs institutionnels les portant le plus souvent à la marge, voire à l’exclusion, si ce n’est à des comportements désignés pour le coup comme des illégalismes populaires. Ainsi les punks étudiés par Djamila Zeneidi, géographe - dans une perspective ethnographique et s’appuyant sur les théories de la reconnaissance - tentent de se démarquer des SDF en revendiquant leur mode de vie - le squatt comme espace de vie mais aussi culturel (concerts organisés) - comme différent. Ils refusent ainsi les propositions municipales de logement social arguant du délitement de la solidarité du groupe et donc de leur identité punk. Le squatt est appréhendé par l’auteure comme un « territoire de reconnaissance » concept alliant la dimension de reconnaissance et celle d’espace de lutte pour la revendiquer. Le squatt rasé par les autorités publiques voit effectivement l’éclatement du groupe dans l’impossibilité de maintenir des liens de sociabilité et les individus fragilisés perdre leurs repères (recrudescence de consommation d’alcool, de drogues).
Catherine Tourillhes retrace vingt années de politiques publiques intersectorielles dites de la « ville » et plus particulièrement les dispositifs de réhabilitation de jeunes délinquants de Lille. Elle montre comment, d’abord, ce sont les autorités publiques locales qui proposent des activités d’insertion dans des centres perçus socialement négativement car localisés dans les quartiers, puis comment l’on glisse par une prise en charge par les aînés du quartier dans le cadre de la politique dite « des grands frères » pour proposer des « espaces intermédiaires de socialisation » éloignés des quartiers dont les jeunes sont issus et les incitant à se représenter sous leur meilleur jour pour « casser » l’image négative qui leur colle à la peau. Puis des espaces de recomposition où les acteurs jeunes coopèrent avec les professionnels de l’insertion voient le jour. L’ensemble de ces dispositifs doit permettre aux jeunes de mobiliser une identité positive même si la sortie du quartier constitue un acte d’émancipation coûteux car elle implique sans doute une rupture identitaire forte vis-à-vis d’un territoire stigmatisé ce qui laisse in fine en suspens la question territoriale.
A la différence de l’expérimentation française visant à l’intégration, Annamaria Colombo et Annie Larouche toutes deux urbanistes rendent compte d’une pratique de consultation par les pouvoirs publics locaux auprès de jeunes vivant dans la rue à Montréal. A travers le dispositif Mendel, une forme de démocratie participative voit le jour pour éviter la radicalisation de certains jeunes marginaux avec le centre de la société. Les jeunes des rues sont invités à prendre la parole par écrit, concernant un projet de revitalisation d’un quartier montréalais, ce projet urbain implique l’évacuation des SDF car l’enjeu est de revaloriser cet espace et la présence de jeunes dans les rues n’est plus souhaitée. Les échanges épistolaires et non en face à face favorisent le dialogue entre les représentants municipaux, les policiers et les jeunes. Ces échanges mettent en lumière une réflexion sur la démocratie représentative dans laquelle les jeunes des rues ne se reconnaissent pas. Mais surtout le dispositif Mendel permet à chaque partie d’établir un rapport égalitaire et produit des effets identitaires notamment un renforcement du groupe qui s’objective par l’écrit. Cependant ce dispositif se heurte au facteur temps : les décideurs raisonnent en termes d’efficacité, de rentabilité et de rapidité qui ne peut laisser trop de place à la définition collective des enjeux entourant l’appropriation de l’espace centre-ville de Montréal. Du coup, contre toute attente ce sont les élus municipaux, les premiers qui se retirent du dispositif Mendel et qui rompent cette tentative d’expression citoyenne de jeunes marginaux qui pouvaient par ce biais requalifier leur identité et leur espace de manière positive.
Delphine Corteel, anthropologue, rend compte de la disqualification professionnelle des éboueurs de la Ville de Paris. Elle soulève ce paradoxe qui fait des éboueurs visibles de par leur occupation de l’espace public et en même temps de leur invisibilité comme s’ils faisaient partie du décor (p. 77). Perçus comme ceux qui rendent invisibles les microbes, déchets, rats, ils sont à la fois ceux qui physiquement sont en contact avec ces miasmes mais qui s’en débarrassent. Repérables par leur tenue verte, ils deviennent aussi ceux qui maintiennent la ville propre. Et c’est justement cet argument de salubrité publique qui rend possible une réhabilitation identitaire des éboueurs pour eux-mêmes d’abord. Le statut dont ils bénéficient - fonctionnaires - sécurise les éboueurs qui peuvent faire valoir un métier reconnu par la fonction publique territoriale, requérant des qualités de communication, relationnelles notamment avec les usagers et remplissant une mission de service public plus large (orienter les personnes dans la ville, informer). Anne-Marie Mamontoff, psychologue, se propose d’étudier les rapports au travail par les Tziganes sédentarisés de la Ville de Perpignan. Comment des agents sociaux, nomades, s’approprient un espace dans lequel ils doivent survivre en mobilisant des règles différentes de leur culture ? Elle montre que le travail est perçu par la communauté des Tziganes comme facteur de réussite du groupe, de sa cohésion et non comme le moyen d’une réussite individuelle. Du coup le travail devient une identité collective, les apprentissages et les bénéfices économiques profitent au groupe et renforce son identité et surtout même si les hommes occupent des activités salariées, le refus du travail persiste qui se traduit par des arrêts maladies répétés, absentéisme, retards.
Marie Loison-Leruste, sociologue, montre comment la présence d’un centre d’hébergement d’urgence de SDF dans certaines rues de Paris suscite des réactions de défense de territoire et de volonté de revaloriser leur environnement auprès des résidents, habitants qui voient pour les propriétaires de leurs biens la chute de leur valeur immobilière. Les mobilisations de ces habitants illustrent des formes conflits de type NIMBY (not in my backyard). Dans la même perspective Patrick le Guirriec, sociologue, montre comment une banlieue de Rennes est réinvestie positivement par ses habitants par le jeu constant de la distinction au sein même du territoire en fonction des statuts d’occupation du logement (propriétaires, accédant à la propriété de logements sociaux, locataires). Cette mixité ne résiste pas au repli de certains, aux stratégies d’évitement voire de frustration.
La défense de son environnement relève également d’entrepreneurs de cause comme l’étudie Eric Auburtin, géographe, à partir de la mise en place d’un espace transfrontalier entre la Sarre, la Lorraine et le Luxembourg (Sar-Lor-Lux). Les acteurs s’appuient sur la ressource communautaire (l’Union Européenne), la coopération de peuples qui autrefois étaient en guerre, et parviennent, alors même que ces trois régions subissent la reconversion de la sidérurgie à promouvoir des initiatives culturelles (Luxembourg et Grande région, capitale européenne de la culture), même si la frontière est source de crispations identitaires pour les déclassés.
Dans une contribution originale, le géographe Olivier Labussière, rend compte de la mobilisation de la population du Quercy et de ses élus en proie à la construction d’une ligne de très haute tension (THT) par EDF (Electricité de France), en se fondant sur le concept de logique de subjectivation politique hétéronome de Jacques Rancière. L’engagement esthétique de photographes et de plasticiens va permettre de déjouer l’audit réalisé par un cabinet privé qui prévoit le parcours optimal de la ligne de THT notamment sur des paysages jugés « sans qualité ». Le travail esthétique sur des paysages ordinaires rend audible la cause des autochtones qui peuvent à leur tour réévaluer leur environnement et donc leur identité locale.
Enfin la conclusion de Maurice Blanc, s’interroge sur la disqualification de l’espace comme handicap ou comme ressource identitaire rappelant que souvent des noms de villes, de village sont associés à des noms des grandes familles qui y résidaient et y voit l’appropriation par le privé de l’espace public. Il propose de raisonner en termes de concurrences des identités entre les Established et les Outsiders pour voir in fine l’espace comme transaction identitaire, producteur d’identité dans un processus de transaction.
L’ouvrage parvient donc à rendre cohérent des approches diversifiées qui se nourrissent les unes les autres pour faire avancer la réflexion sur les relations entre espaces et identités, concepts dont on peut considérer qu’ils constituent les inconnues d’une équation a priori insoluble.