Par Patrick Cotelette [1]
En apprenant la sortie de Rubber, le troisième film de Quentin Dupieux (alias Mr. Oizo) après Non Film et Steak, ma curiosité fut mise en éveil : sociologue de formation, amoureux du cinéma de genre, je fus alors confronté à un objet « anormal » source d’interrogations esthétique et sociologique. Lorsque j’eus fini de voir Rubber, film narrant l’histoire d’un pneu serial killer, mon interrogation n’en fut que plus grande. Comment donner une raison sociologique à un film « hommage au ‘‘no reason’’ » ?
Une stratégie consisterait à s’intéresser au scénario du film. On pourrait y lire l’histoire d’un processus de socialisation à la violence. La renaissance du pneu s’établit par une gradation dans le meurtre, passant de la bouteille en plastique au corbeau puis à l’humain. Cette renaissance fait d’ailleurs écho à une socialisation antérieure, comme en atteste l’évocation des souvenirs du pneu.
On pourrait également y lire une critique sociale de la société de consommation. Les crimes y sont en effet commis par un déchet de cette société en la figure d’un vieux pneu, un pneu « sans marque » les incarnant tous. Cette critique porterait d’ailleurs plus sur les producteurs de marchandises que sur les consommateurs (à l’inverse des évolutions historiques relatives à la sécurité routière comme l’a montré Gusfield) : le film narre en effet, par une mise en abîme, le rôle central d’un « maître » qui a « réalisé » les scènes que nous venons de voir en « produisant » le pneu. Finalement, par cette stratégie, nous n’aurions que peu appris.
Une voie bien plus fructueuse s’ouvre lorsque l’on s’intéresse moins au contenu du film qu’aux jugements que peut émettre le spectateur face à un tel film. Quentin Dupieux nous invite d’ailleurs à suivre cette voie puisqu’il a placé dans son film, par la même mise en abîme, différents « spectateurs ». On remarque ainsi que les différents « spectateurs » du film n’émettent jamais de jugements de valeur sur le pneu criminel mais qu’ils en émettent par contre les uns envers les autres (un spectateur traitant par exemple tous les autres « d’animaux »). Autrement dit, le seul personnage qui ne subit pas un regard critique est un personnage qui n’est habituellement pas jugé dans le monde réel, qui ne porte pas de stigmate dirait Goffman. C’est ainsi que Rubber nous propose une interrogation par l’absurde du processus de stigmatisation : comment jugerait-on les actes du criminel s’ils n’étaient pas commis par un pneu mais par un homme ? une femme ? un jeune ? un vieux ? un Blanc ? un Jaune ? un Noir ? un Catholique ? un Protestant ? un Musulman ? etc.
Outre le jugement social, Quentin Dupieux propose également une rapide analyse du jugement esthétique. Le cinéma de genre ayant pour propriété d’être fortement codifié, en jouant fortement sur les attentes du spectateur (la structure scénaristique, la scène de nu, la scène de jump scare, la scène gore en gros plan, etc.), est alors un terrain idéal pour proposer une analyse des conditions du plaisir esthétique. Les remarques des « spectateurs » au cours du film sont autant de rappels des codes narratifs usuels employés dans les films de serial killer. Les clins d’œil à Cronenberg (Scanners) et Tarantino (et son shérif doué d’ubiquité) vont également dans ce sens. Et la scène finale, proposant implicitement une révolution esthétique contre les codes narratifs hollywoodiens, rentre elle aussi dans un cadre visuel classique (employé par exemple dans Machete de Rodriguez). Mais, aussi référentiel soit-il, un film repose sur toujours une condition, celle de la suspension d’incrédulité, ce que souligne également le personnage du shérif en début de film : « Pourquoi E.T de Spielberg est-il marron ? […] Pourquoi les personnages de l’excellent Massacre à la Tronçonneuse de Tobe Hopper ne vont jamais aux toilettes ou se laver les mains ? ». C’est en acceptant ces choix non défendus qu’un spectateur fait le premier pas émotionnel dans le film, en acceptant le cadre proposé par le réalisateur. Et c’est cette acceptation que Quentin Dupieux souligne dès le départ.
Ainsi Rubber permet-il de faire un peu de sociologie. Mais il reste avant tout un film de genre qui, dès son prologue, annonce la couleur : vous ne comprendrez rien mais « enjoy ! ».