Par Igor Martinache
Alors que depuis la fin de la « Guerre Froide » on ne cesse d’annoncer sa mort prochaine, le Parti Communiste Français (PCF) semble paradoxalement encore bouger, comme en témoignent un certain nombre de résultats aux élections locales [1], mais aussi des dissensions internes encore vives [2] - et dont la médiatisation récente traduit sans doute autant sinon plus une plus grande visibilité de ces tensions que leur montée réelle, en tous cas depuis la fin des années 1970 [3]. Toujours est-il que cette « résistance » du PCF est difficilement compréhensible pour un observateur confronté au double-biais du présentisme et de la focalisation sur les sommets de l’organisation. Seul un détour historique, attentif au tissu social local peut permettre de comprendre les dynamiques qui animent encore ce qui représenta le premier parti du pays à la Libération, et notamment les processus de recomposition à l’œuvre au niveau local. C’est précisément ce que propose cet ouvrage de Julian Mischi, tiré de sa thèse [4], invitant à rompre avec une vision trop monolithique du PCF [5]. Cette attention aux réseaux de sociabilité locaux dans lesquels se donnent à voir des réappropriations différenciées des ressources et structures partisanes représente ainsi un champ en plein essor de la science politique, qui vient démontrer l’insuffisance de la seule étude des structures formelles ou des sommets des organisations politiques [6]. Il ne faudrait cependant pas tomber dans le biais inverse qui consisterait à surdéterminer l’influence du contexte social sur la trajectoire de l’institution politique - comme le font ceux qui avancent que la crise du PCF résulterait simplement de celle du « monde ouvrier »-, mais bien de saisir les deux évolutions en parallèle.
Dans la première partie de l’ouvrage, Julian Mischi explore donc successivement l’histoire sociale et politique de quatre territoires locaux assez distincts où le PCF a su s’implanter dans les réseaux de sociabilité, par un travail chaque fois spécifique de politisation des classes populaires. Il s’agit tout d’abord du bassin ouvrier de Longwy, où l’auteur met en évidence un certain nombre de tensions, telles que l’insertion dans les réseaux communistes des ouvriers immigrés italiens, mais non maghrébins, mais aussi entre militantisme partisan et syndical, entre hommes et femmes, ou entre mine et industrie, mais aussi comment la scène politique communale tend à se superposer sur celle de l’entreprise pour montrer comment « la politisation communiste s’inscrit dans les pratiques de sociabilité ouvrière, au même titre que les loisirs » (p.80). En s’intéressant au bocage bourbonnais, Julian Mischi rappelle ensuite un fait souvent oublié que représente la forte implantation du PCF dans certains espaces ruraux. Il montre ainsi comment la stratégie des militants communistes s’est progressivement adaptée pour prendre en compte les problèmes spécifiques de ces territoires, faisant preuve d’un certain pragmatisme en « oubliant par exemple » les mots d’ordre du collectivisme et de l’abolition de la propriété privée des moyens de production pour défendre les petits exploitants. Là encore, l’intrication entre monde professionnel et politique locale se révèle très étroite [7] ; l’appartenance familiale joue un rôle déterminant dans la politisation et les trajectoires militantes, et un déséquilibre se donne à voir entre la base de l’organisation partisane et les instances dirigeantes : la proportion de cultivateurs tend ainsi à diminuer tandis que l’on s’élève dans la hiérarchie au profit des ouvriers.
Le bassin de Saint-Nazaire constitue un cas inversement paradoxal dans la mesure où, en dépit d’une forte prégnance de l’industrie, les communistes y sont demeurés minoritaires au profit des socialistes. Comme le montre l’auteur, l’un des facteurs principaux tient dans la subordination de l’engagement communiste au syndical, plus précisément à la CGTU, et même une marginalisation tenant à la forte pénétration de FO sur les chantiers navals. Le PCF y a ainsi une plus grande audience au sein du monde enseignant, dont les membres mènent alors un travail d’ « ouvriérisation » des structures partisanes, c’est-à-dire visant à en confier les responsabilités à des ouvriers. Cette entreprise connaît cependant un succès mitigé, et parce que les communistes investissent des réseaux associatifs au sein des quartiers, ils parviennent finalement surtout à conquérir une certaine audience au sein des cités de relogement où règne un certain brassage social imposé par la crise du logement, elle-même consécutive de la guerre. Le dernier terrain étudié est enfin celui de la région grenobloise, où les communistes locaux ont à composer cette fois avec un fort héritage de la Résistance. Là aussi, comme l’observe Julian Mischi, les responsabilités au sein du PC local sont essentiellement monopolisés par les membres de l’ « aristocratie ouvrière », issus en l’occurrence des grandes entreprises métallurgistes locales, et présente aussi une forte distance vis-à-vis des travailleurs originaires d’Afrique du Nord. Deux tensions supplémentaires se donnent également particulièrement à voir sur ce terrain, où la « deuxième gauche » et l’extrême-gauche sont bien implantées : entre l’organisation et les « intellectuels »-, mais également entre les structures partisanes et ses implantations électives locales. On assiste ainsi à une « municipalisation du PCF », qui se traduit par le fait que « dans les représentations locales, le communisme est de plus en plus incarné par la figure de l’élu : c’est à la mairie et non à la section que l’on va solliciter les communistes » (p.179).
Après s’être appliqué à montrer la diversité des formes d’engagement locales, Julian Mischi s’applique dans la seconde partie de l’ouvrage, à étudier au contraire le travail d’homogénéisation de l’organisation politique qui a permis, en dépit de cette diversité, la construction et l’entretien d’un fort sentiment d’identification au même parti par les différentes populations envisagées. Il étudie ainsi successivement les modalités de sélection et de promotion des cadres à l’échelle locale - deux processus indissociables comme il le souligne-, en rappelant le rôle essentiel de la formation au sein du PCF [8], mais aussi celui des questionnaires biographiques que doivent remplir les militants, et qui permet un contrôle strict et non dénué d’arbitraire de la part des instances fédérales du Parti, notamment durant la période stalinienne [9], où la promotion d’un engagement complet légitime l’extension dudit encadrement à la vie privée.
L’auteur s’intéresse ensuite à une autre forme d’encadrement : celle des pratiques militantes, non sans montrer que celles-ci ne doivent pas être « réduit[es] à [d]es logiques [centripètes] de domination et d’uniformisation. [Car] la socialisation communiste a aussi pour effet de donner une confiance en soi, un sentiment de légitimité à des catégories populaires, les incitant ainsi à participer aux affaires publiques » (p.217), contrant de ce fait la forte disposition à l’« auto-déshabilitation » des membres des classes populaires bien étudié par Daniel Gaxie [10]. Quoique très normatif - sont stigmatisés et combattus notamment la réduction des réunions à des considérations purement organisationnelles, l’ « opportunisme » des élus ou l’ « économicisme » des syndicalistes, les « mauvaises lectures » étiquetées comme telles, un esprit localiste, « de clan » ou « de famille », l’engagement des militants dans des organisations périphériques de masse au détriment du Parti, ou encore l’expression publique des désaccords et l’existence de fractions internes au parti -, le « centralisme démocratique » permet également une mise à distance pour les militants de certains « handicaps politiques ». En somme, « la socialisation communiste ne doit ainsi pas seulement être vue comme une entreprise d’embrigadement, elle permet aussi l’affirmation de soi » (p.249).
Parmi les dispositifs de cette socialisation étroitement encadrée, les commémorations et autres célébrations symboliques occupent une place prépondérante. Julian Mischi leur consacre donc un chapitre entier dans lequel il revient notamment sur le travail de reconstruction de la mémoire concernant notamment la Révolution française et l’histoire de la Résistance - dans laquelle le PCF et surtout ses dirigeants - tel Maurice Thorez réfugié à Moscou dès le début du conflit ou les dirigeants de L’Humanité qui demandent à plusieurs reprises l’autorisation de reparution du titre aux occupants allemands- n’ont pas eu un rôle toujours aussi glorieux que la légende réinventée ne le donne à penser. L’auteur analyse notamment la place de la figure du « martyr » dans la commémoration de la Résistance, ainsi que le décalage entre la position de certaines figures dans la propagande communiste et leur position réelle dans l’organisation, comme par exemple celle du métayer en milieu rural, au centre des messages mais marginal dans la mobilisation. Il discute également dans cette partie un certain nombre de travaux sur la « réinvention de la tradition », dans la lignée de l’ouvrage dirigé par Eric Hobsbawm et Terence Ranger [11], qui postulent une vision trop « mécaniste » de ces processus. Lui défend au contraire que « loin d’être réductibles à des inventions instrumentales, les usages politiques du passé renvoient souvent à une institutionnalisation progressive de pratiques sociales qui, ainsi, se solidifient » (p.273).
Le dernier chapitre enfin est consacré aux appropriations populaires du Parti, inversant ainsi la focale habituelle. L’auteur y montre et décrit la perméabilité de la culture militante aux pratiques populaires locales, écornant largement le mythe d’une « contre-société communiste », là où « le seul acte « communiste » consiste souvent à se rendre aux urnes » (p.286). Il revient également sous un autre angle sur un certain nombre de tensions déjà évoquées : entre syndicat et parti, ou entre mineurs et sidérurgistes, avant de développer une hypothèse importante selon laquelle le communisme ne se développerait pas toujours dans un contexte d’essor de la classe ouvrière, mais pourrait au contraire être alimenté par la fragilisation de certains liens de sociabilité populaire, eux-mêmes enchâssées dans le milieu professionnel ou la vie communale. Autrement dit, dans bien des contextes locaux, le PCF se serait implanté car il aurait pris le relais d’autres formes traditionnelles de patronage en crise - grands propriétaires, employeurs paternalistes ou Église.
Si l’originalité de la démarche de Julian Mischi [12] mérite d’être saluée, d’autant plus que le Parti communiste français représente un objet surinvesti par les politistes, celle-ci offre également une perspective socio-historique essentielle pour comprendre réellement la place si particulière que cette organisation partisane occupe dans le champ socio-politique hexagonal, et bien entendu son déclin électoral et militant. Celui-ci tiendrait finalement à la perte des deux propriétés qui singularisaient le PCF par rapport aux autres partis : la promotion d’un personnel politique ouvrier et l’adossement étroit aux formes de sociabilité populaire. Plus encore, elle éclaire bien ce qui se perd avec le PCF, au-delà d’une simple institution : la représentation symbolique et politique des classes populaires, qui se retrouvent de ce fait marginalisées. Resterait sans doute à approfondir encore la question des facteurs qui ont favorisé ce désencastrement progressif du PCF vis-à-vis des sociabilités populaires, mais aussi à étudier les formes d’adaptation du Parti à ce contexte de crise, ainsi que le sens qu’y projettent ses militants actuels [13]. Car en dépit de sa mort régulièrement annoncé, celui-ci bouge encore...