Par Igor Martinache
Le film s’ouvre dans un commissariat de Bombay [1]. Un jeune homme d’une vingtaine d’années subit un interrogatoire « musclé » de la part de deux policiers du cru. Son crime ? Avoir gagné au jeu télévisé « Who wants to be a Millionnaire ? » - la version locale de notre « Qui veut gagner des millions ? ». Ou plus exactement avoir gagné alors qu’il n’« est » qu’un pauvre serveur de thé dans un centre d’appels téléphoniques [2] issu de Dharavi, le plus grand bidonville d’Asie [3]. Car Jamal Malik (Dev Pratel) a su répondre infailliblement à toutes les questions lui permettant d’empocher 10 millions de roupies, quand les « professeurs d’université s’arrêtent à 16 000 roupies » comme le remarque l’un des agents. Alors le jeune homme, sitôt remis de la séance de gégenne, va s’employer à raconter sa vie aux forces de l’ordre pour leur prouver qu’il n’a pas triché. Car chaque question qui lui était posée correspondait à un épisode riche en émotions de sa courte mais mouvementée existence. Dans un montage en clin d’œil à Usual Suspects, on suit donc étape après étape la trajectoire de cet enfant des bidonvilles et de son frère Salim (Madhur Mittal).
Des parties de cricket improvisées sur le tarmac de l’aéroport aux raids meurtriers des extrémistes hindous contre les bidonvilles musulmans [4] , en passant par les faux bienfaiteurs qui n’hésitent pas à mutiler les orphelins qu’ils recueillent pour exploiter leur mendicité et les autres activités violentes du « milieu » mafieux, on est bien loin de l’Inde des films de Bollywood. Les bons sentiments et autres clichés quelque peu moralisateurs ne nous sont certes pas totalement épargnés, mais on se laisse malgré tout prendre facilement par cette plongée dans la « planète bidonville » bien dépeinte par Mike Davis [5]. A l’instar des ouvrages de l’inclassable chercheur, le film de Dany Boyle - auteur entre autres du culte Trainspotting (1996)- et Loveleen Tandan, adapté du roman de Vikas Swarup [6], donne bien à voir le poids des structures économiques dans les manifestations de la désorganisation sociale et les diverses carrières déviantes que peuvent endosser les enfants nés à l’ombre des monceaux de déchêts que sécrètent le « mal-développement » de nos sociétés. Du côté cinématographique, l’odyssée de Jamal Malik fait ainsi irrésistiblement songer au héros de la Cité de Dieu de Fernando Meirelles (2003), dont le titre reprend le nom ironique d’une des favelas de Rio, mais aussi plus près de nous au sublime Temps des gitans d’Emir Kusturica (1989) ou à Khamsa de Karim Dridi (2008), qui nous permettent jusqu’à un certain point d’adopter le point de vue d’enfants appartenant aux groupes que le politiquement correct désigne comme les « gens du voyage » [7]. Ceux-ci ont en commun avec les enfants des bidonvilles d’être l’objet d’une stigmatisation dont l’actualité italienne récente nous rappelle malheureusement qu’elle ne va pas en s’affaiblissant [8]. Le mépris -pour ne pas dire plus- de classe se traduit ici notamment par les plaisanteries récurrentes du Jean-Pierre Foucault local à l’égard de Jamal, sorte de violence symbolique qui agit comme une double-peine venant redoubler les infortunes de la naissance.
Comme les autres cités, le film ne verse pas pour autant dans le misérabilisme. Ceci en réfutant tout d’abord l’idée d’un déterminisme implacable, à travers les trajectoires différenciées des deux frères Malik, mais aussi et surtout en venant montrer les limites d’une certaine lecture de la théorie de la distinction culturelle [9], qui tendrait à considérer que le style de vie des classes populaires se traduirait uniquement par le manque à tous les points de vue, comparé à celui des classes dominantes, sans tomber pour autant dans l’écueil symétrique du populisme [10]. Ici, Dany Boyle nous montre que les expériences de vie permettent d’accumuler d’autres formes de « capitaux » très rentables dans certains champs [11], et en particulier d’un certain nombre de « connaissances » qui peuvent permettre dans le cas présent de l’emporter dans un jeu télévisé. Bref, il nous rappelle que la « culture du pauvre » n’est pas seulement une culture de la privation, mais bien une autre culture [12].
Le jeu télévisé ici mis en abyme est lui-même un objet d’interrogation sociologique fructueux. Plutôt que de se livrer à leur éloge ou leur dénonciation [13], on pourra s’interroger sur les raisons de leur succès. Une clé nous est ici donnée par la belle Latika (Freida Pinto), quand elle dit que « ça [lui] permet de rêver » [14]. On remarque par ailleurs que nombre des jeux dont nous nous distrayons ici ne sont en fait que la déclinaison de concepts nés bien souvent outre-Atlantique, et que l’on retrouve aux quatre coins du monde. Là encore avant de déplorer trop rapidement une « mondialisation » synonyme d’homogénéisation culturelle, il s’agit de repérer non seulement les processus de métissage à l’œuvre. Ceux-ci passent par la nécessaires adaptations au contexte local [15], mais aussi et surtout le fait que, loin d’absorber les images comme des « cerveaux-éponges », les publics adoptent le plus souvent une « lecture oblique » [16], et n’attribuent pas le même sens aux mêmes images en fonction de leurs différents bagages culturels. C’est ce qu’ont bien montré les études dites « de réception » menées par les chercheurs appartenant au courant des Cultural Studies depuis une trentaine d’années [17]. David Morley a par exemple mis en évidence comment les spectateurs de l’émission d’information Nationwide percevaient les reportages de celle-ci de manière très différentes en fonction de leur profession [18], tandis que Ien Ang a montré comment la série Dallas pouvait être perçue comme une apologie du « rêve américain » ou l’illustration de la décadence de la société étasunienne selon les pays [19]. C’est que, comme l’a expliqué Stuart Hall dans un célèbre article, il n’y a que rarement une correspondance absolue entre le système de significations avec lequel les producteurs investissent leur programme et celui avec lequel les publics le « décodent » [20].
Bref, difficile de savoir comment chacun d’entre vous percevra Slumdog millionnaire. Espérons simplement que vous y prendrez un grand plaisir. Mais aussi, que, sans prendre au pied de la lettre une vision nécessairement esthétisante, il saura faire progresser un point de vue « compréhensif » sur certaines formes de déviance juvénile. Car malgré les plaidoyers cinématographiques et les démonstrations sociologiques qui s’accumulent, il ne semble toujours pas évident que les politiques sociales sont bien plus efficaces que la répression pour lutter contre les violences [21].