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Socio-analyse des raisons d’agir. Etude sur la liberté du sujet et de l’acteur

Un ouvrage de Guy Bajoit (Presses de l’Université Laval, 2010)

publié le vendredi 17 septembre 2010

Domaine : Sociologie

Ce compte rendu fait partie des notes critiques publiées par Liens Socio.

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Par Henri Eckert [1]

« Chercher toujours plus à savoir comment tel ou telle vit sa vie. » Nulle phrase mieux que cette citation d’Alain Touraine, qui apparaît en exergue de la seconde partie de l’ouvrage, ne saurait rendre compte plus fidèlement de l’intention de l’auteur. Sauf, peut-être, cet énoncé de Guy Bajoit lui-même lorsque, à propos des individus dont il nous rapporte les histoires particulières, il se demande, plagiant une phrase célèbre de Jean-Paul Sartre, « comment ils font leur vie avec la vie qui leur est faite. » De quelle manière le livre sert-il cette intention ?

« Une présentation plus littéraire des rapports de recherche aurait été plus facile, et m’aurait séduit davantage » confie Guy Bajoit : même si la remarque vaut avant tout pour l’exposé des quatre cas présentés dans la deuxième partie de l’ouvrage, le sociologue aurait-il éprouvé la tentation de se faire romancier ? Les histoires de vie ne se donnent-elles pas généralement sous la forme d’un récit et toute narration n’incite-t-elle pas à romancer ? L’exigence de rigueur dans la démarche théorique et la présentation de la grille d’analyse, sur laquelle débouche la première partie du livre, et la nécessité d’un exposé systématique des quatre cas individuels qui suivent l’en ont d’abord retenu ; son intention didactique, plus encore, l’en aura définitivement dissuadé. Le sociologue l’a emporté ! Ce serait donc bien à un ouvrage de sociologie que se trouve confronté le lecteur qui aborde ce livre et, pour peu qu’il veuille s’y attacher le temps d’aller jusqu’au bout - bien qu’il ne se lise pas exactement comme un roman, l’intérêt de l’ouvrage et la précision de son écriture l’y aideront -, il découvrira un livre tout à la fois intrigant et roboratif.

La première partie de l’ouvrage est donc consacrée à la présentation d’un cadre théorique. Guy Bajoit avance d’abord ce constat polémique : les sociologues auraient, dans l’exploration « des profondeurs de la logique humaine », « une fâcheuse tendance à arrêter leur investigation dès lors qu’ils découvrent une raison intelligible - généralement simple, parfois même réductionniste », susceptible de rendre compte de la conduite étudiée. Or l’interprétation des comportements humains - l’auteur se réfère ici à Paul Ricœur - ne saurait s’en tenir à la mise en évidence d’une seule raison, souvent trop vite rapportée à l’un des quatre paradigmes explicatifs dont l’auteur dresse la liste dans l’introduction du livre. La complexité des comportements humains - il n’y aurait plus, nous dit Guy Bajoit, « de rapport direct entre le conditionnement socioculturel et les logiques d’action des individus », leurs conduites ne pouvant plus « être expliquées uniquement par des causes efficientes ou se comprendre par des causes finales » - cette complexité, donc, des comportement humains réclamerait, au contraire, de cerner l’ensemble des raisons qui amènent un individu à agir d’une manière donnée. L’auteur appelle dès lors à l’ouverture d’un nouveau paradigme, qu’il dénomme « paradigme relationnel », puisqu’il s’agit d’expliquer les conduites individuelles non plus « par le social » - conçu comme principe central de détermination ainsi que le voulait jusque là une certaine tradition sociologique - mais « par les relations sociales » dans lesquelles entrent leurs protagonistes. Il s’agit ainsi d’ouvrir « la boîte noire de la sociologie » pour mettre en évidence « les processus par lesquels les individus s’efforcent d’être des sujets pour pouvoir être des acteurs. »

Dès lors que le sociologue considère que les individus « disposent d’une certaine marge de liberté par rapport aux conditionnements structurels, qu’ils sont capables de créer, d’inventer, de changer leur environnement, bref, qu’ils ne sont pas seulement des assujettis mais aussi des acteurs et des sujets relativement libres », il importe, pour le sociologue, de se mettre au clair sur l’idée même de liberté. Guy Bajoit consacre ainsi le premier chapitre de la première partie de son livre à cette « question de la liberté » et propose au lecteur un parcours qui, prenant appui sur l’ouvrage du philosophe Georges Gusdorf intitulé Signification humaine de la liberté, considère successivement les possibilités pour l’homme de se libérer de la nature - en référence à Henri Bergson -, de se libérer de soi-même - en référence à Sigmund Freud - et, enfin, de se libérer des autres. A ce sujet, Guy Bajoit s’appuie, outre Jean-Paul Sartre, sur trois sociologues. Arrêtons-nous un instant sur cette étape décisive de son exposé. « Pour les fondateurs de la sociologie, nous dit-il, la liberté, même si elle n’est pas absente de leur réflexion, est toujours restée une affaire plutôt marginale. » C’est avec Georg Simmel que la question de la liberté trouverait « enfin une place en sociologie » : l’individu serait libre de ses attaches personnelles dès lors que « ses partenaires sont interchangeables et lui sont indifférents » et minimale l’entrave que constituent ses possessions dès lors que l’argent s’y substitue. Pour résumer : « Ainsi, être libre, c’est être indépendant, d’une part, des autres et, d’autre part, de ses possessions. » Sont aussi évoqués les apports de Georges Gurvitch - « Il est, avec Simmel et, plus tard Touraine, un des rares sociologues à qui nous devions une réflexion portant explicitement sur la question de la liberté. » - et donc d’Alain Touraine. Mais nous nous bornerons à rapporter ici la référence à Jean-Paul Sartre, tant elle nous paraît cruciale : « ...pour Sartre, l’individu n’est libre que quand il est engagé avec ceux qui lui ressemblent dans la praxis d’un groupe en fusion [celui qui se constitue par « l’éclair d’une praxis commune », Sartre, in Critique de la raison dialectique], car les médiations, tant matérielles qu’institutionnelles, sont alors au service du groupe et perdent leur capacité d’aliénation. » Guy Bajoit poursuit : « Nous pouvons en conclure que, dans les relations sociales, la liberté est la capacité d’un groupe d’individus de mettre les médiations de la socialité au service de leur praxis. » Nous insistons d’autant plus volontiers sur cette phrase que cette dimension collective de la liberté semble s’évanouir dans la suite de l’argumentaire développé par Guy Bajoit. Au terme du parcours qu’il nous propose, il ramène davantage la liberté à celle de l’individu : son acte sera dit libre, s’il « sait pourquoi il veut ce qu’il veut », « a choisi de faire ce qu’il veut », « fait ce qu’il peut pour se libérer » et « le fait parmi les autres. » Précisons ce dernier point : s’il considère que l’acte libre est toujours un acte « pour soi », il peut aussi, dit-il, être un acte « contre d’autres », reliant ainsi à quelque chose qui aurait à voir avec l’existence collective ; il insiste pourtant davantage sur le fait que la question de la liberté ne se poserait « que dans les cultures qui séparent, dans leur représentation, l’univers cosmique du monde social et celui-ci de l’individu. » En somme : sur la possibilité de l’individu en tant que tel.

La « socio-analyse » prend appui sur cette conception de la l’acte libre. Guy Bajoit la définit comme « une démarche sociologique qui propose, avec l’aide active de personnes intéressées, d’élucider les raisons pour lesquelles elles ont pris certaines décisions ou adopté certaines attitudes par lesquelles elles ont cherché à être sujets et acteurs de leur existence et à augmenter leur part de liberté par rapport aux contraintes sociales, culturelles et matérielles. » La démarche socio-analytique doit alors répondre à six questions : « comment la conduite ou l’attitude à interpréter s’inscrit-elle dans la pratique des relations sociales de l’individu dans son contexte ? » ; « comment la pratique des relations sociales de l’individu avec ses autres significatifs a-t-elle forgé ses attentes relationnelles, satisfaites et insatisfaites ? » ; « comment la relative satisfaction des attentes relationnelles de l’individu construit et renforce son identité personnelle et comment son insatisfaction engendre dans celle-ci des tensions existentielles ? » ; « comment, pour résoudre ces tensions existentielles et renforcer ainsi son noyau identitaire, l’individu développe-t-il sa capacité d’être sujet ? » ; « comment, en développant sa capacité d’être sujet, l’individu forme-t-il ses raisons d’agir ? » ; enfin : « comment la conduite ou l’attitude que nous venons d’interpréter inspire-t-elle les logiques d’action de l’individu sur les autres, et quelle est la part de liberté dans cette action ? » Ces questions renvoient, dans leur formulation même, à une série de notions ou concepts qu’il faudrait certes expliciter, tels ceux d’attente relationnelle, d’identité personnelle ou de noyau identitaire, de tension existentielle, de sujet ou de raison d’agir. Elles renvoient aussi à un certain nombre de processus psychiques ou de comportements, qui sous-tendent les réponses que les individus apportent aux questions évoquées. Le lecteur du livre découvrira progressivement, au fil de sa lecture, des descriptions circonstanciées de ces processus ou les définitions, toujours claires et précises, de toutes les notions et concepts mobilisés. Il pourra, ainsi, se faire une idée de plus en plus exacte de la démarche. D’autant plus exacte que le chapitre qui l’explicite, le deuxième et dernier chapitre de la première partie, débouche sur la proposition d’une grille d’analyse dont l’objectif est certes de guider le sociologue qui s’aventure sur les chemins de la socio-analyse des raisons d’agir des individus mais aussi de l’aider à mettre de l’ordre dans le matériau qu’il recueillera lors des entretiens successifs avec ceux qui se prêteront à la démarche.

La deuxième partie de l’ouvrage est consacrée à la présentation de quatre cas : deux femmes, deux hommes. Dans trois cas, la méthode socio-analytique est appliquée à des personnes effectivement rencontrées par l’auteur et avec lesquelles il s’est longuement entretenu ; dans le quatrième cas, elle s’applique à une personne qu’il n’a jamais croisée, un écrivain chilien « qui appartient à une autre génération et un autre milieu que les miens », précise Guy Bajoit, mais dont il a traduit quelques un des ouvrages. Il voulait ainsi « vérifier si le dialogue direct avec l’intéressé est indispensable pour mener à bien la démarche de la socio-analyse. » La lecture du cas ne laisse aucun doute ; tout au plus les modalités du « retour critique » - le compte-rendu de l’analyse est, en principe, co-produit avec la personne concernée, qui le lit et réagit aux propos du sociologue - doivent-elles être ajustées. En l’occurrence, c’est un biographe de l’écrivain qui a relu le rapport et fait ses commentaires. Mais c’est là une des surprises de la démarche : elle peut s’appliquer, dans certaines circonstances et avec certaines précautions, à un individu absent. Pour le reste, Guy Bajoit suit, à chaque fois, rigoureusement la démarche proposée au second chapitre de la première partie et l’exposé des cas s’ajuste scrupuleusement au plan suggéré par la grille d’analyse. Nous laisserons au lecteur du livre le bonheur de découvrir les quatre cas et nous nous contenterons de signaler les « matrices motivationnelles » élaborées pour chaque cas : chacune offre une synthèse intéressante des dispositions de l’individu concerné et s’offre à des lectures diverses, susceptible de rendre compte de la complexité des motivations de chacun.

Un livre intrigant et roboratif, disions-nous plus haut. Roboratif, incontestablement ! Tant il est vrai que sa lecture stimule l’intelligence et captive l’intérêt. Le chapitre consacré à la « question de la liberté » nous a passionné et la lecture des cas, certes un peu fastidieuse tant chacun des exposés se conforme strictement au même plan, n’en reste pas moins intéressante. Le lecteur ne peut alors manquer de se dire : oui, ça produit quelque chose, cette démarche socio-analytique ! Mais quoi, exactement ? C’est là que le livre se révèle intrigant. Guy Bajoit ne manque pas de se réclamer d’une démarche sociologique et, sans doute, la sociologie est-elle très diverse ; l’auteur de ces lignes ne peut toutefois cacher une certaine perplexité face à l’affirmation selon laquelle le moment serait venu de « considérer l’individu comme le principe central d’explication de la sociologie. » Guy Bajoit revendique cette évolution, qu’il qualifie d’ailleurs de « révolution copernicienne » ; l’auteur de ces lignes continue de penser que le social, en tant qu’il manifeste quelque chose qui dépasse la seule somme des individus qu’il réunit, possède une épaisseur propre, qui continue d’agir les individus. C’est là, du reste, que se trouverait l’objet propre de la sociologie... Ce point de vue n’empêche d’ailleurs pas de guetter « quelque chose comme un sujet » (Bourdieu, Le sens pratique) derrière les déterminations sociales mises à jour.

NOTES

[1Professeur de sociologie à l’Université de Poitiers.

Note de la rédaction

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