Par Benoît Ladouceur [1]
Les classes populaires constituent un objet central et ancien de l’analyse sociologique. Face à l’importance des travaux réalisés sur cet objet, il était possible de faire le constat d’une relative absence d’ouvrages de synthèse. La collection « 128 sociologie » d’Armand Colin vient combler ce vide éditorial avec ce petit livre de synthèse. Cet ouvrage arrive alors que la notion de classe populaire est moins mobilisée, cette période d’étiage s’expliquant à la fois par le reflux de la notion de classe sociale (la pensée en terme de classes sociales serait dépassée) et par la perte de sens que recouvre la notion pour les individus. Philippe Alonzo et Cédric Hugrée proposent ici un tour d’horizon des travaux de la sociologie des classes populaires, essentiellement français, en quatre grandes thématiques constituant chacune un chapitre de l’ouvrage.
Le premier chapitre est consacré à préciser la catégorie « classes populaires ». L’usage du pluriel est significatif de la complexité qui se cache derrière un terme pourtant couramment mobilisé par tout un chacun. Les auteurs reprennent ici les mots de Pierre Bourdieu, parlant d’une catégorie à « géométrie variable ». Par exemple, les employés doivent-ils être comptabilisés dans les classes populaires ou moyennes ? Cette complexité s’accentue également quand on prend en compte différentes échelles de mesure. La question se pose notamment pour caractériser l’appartenance des ménages à la catégorie populaire. En raison de l’homogamie présente dans la formation des couples (tendance des individus à s’unir avec une personne de la même PCS que la sienne), la probabilité d’avoir des couples dont l’appartenance sociale diffère est certes plus faible mais elle existe néanmoins. La féminisation de la population active à partir des années 1960 a fait énormément augmenter le nombre des ménages de bi-actifs, dont les femmes appartiennent plus souvent que les hommes à la PCS des employés.
La difficulté d’arrêter une définition tient également aux enjeux et luttes de classement qui sous-tendent tout discours sur les classes populaires. Ainsi, dans la tradition politique française, le « peuple » est souvent investi, mais selon des termes et des caractéristiques bien différentes d’un parti à l’autre. Selon une perspective diachronique, la massification scolaire, qui a permis aux enfants de classe populaire d’accéder plus largement aux études secondaires et supérieures tend à pluraliser leur socialisation et les éloigner de la culture parentale [2]. Cependant, depuis la fin des années 1970 le salariat intègre moins bien les nouveaux arrivant sur le marché de l’emploi. Il en ressort une déconnexion plus grande entre le niveau de fin d’études obtenu et les emplois pourvus. Les générations nées à partir des années 1960, issues de milieu populaire, ont ainsi plus largement intégré la culture dominante grâce à leur scolarisation plus longue, mais connaissent des positions sociales toute aussi dominées que celles de leurs parents. Finalement, les auteurs rappellent à juste titre que le concept de « classes populaires » ne peut être fixé une fois pour toute, mais doit davantage servir à souligner les clivages matériels et symboliques qui opposent les individus d’une société.
Cet intérêt heuristique ne doit pas faire oublier qu’il ne s’agit que de constructions savantes qui n’ont pas d’existence en soi, ni d’homogénéité parfaite. De plus, comme l’ont bien montré Claude Grignon et Jean-Claude Passeron [3], le rapport des sociologues aux classes populaires se caractérise par une tension entre d’une part une vision misérabiliste, qui montre les classes populaires comme totalement dominées et agies par des forces les dépassant, et d’autre part l’approche populiste partant du principe que les classes populaires ont davantage de qualités et de vertus, et ce malgré des conditions de vie déplorables. L’ouvrage illustre bien en quoi les classes populaires sont de véritables « constructions socio-historiques », dont la compréhension nécessite de s’arrêter sur les liens qu’elles ont avec le politique. Dans une même démarche, les auteurs s’arrêtent sur la place et les dynamiques qui caractérisent les classes populaires dans l’emploi et à l’école. Ce choix semble parfaitement justifié, compte tenu de l’importance que jouent ces deux univers dans la production et la reproduction symbolique et matérielle des positions occupées par les classes populaires.
L’ouvrage permettra donc à une majorité de lecteurs d’avoir un bon aperçu des travaux et réflexions sociologiques contemporains concernant un sujet inépuisable et mouvant. Les auteurs concluent en évoquant les critiques et remises en cause de la pertinence du concept de classe sociale, par lesquelles l’analyse des classes populaires est principalement visée. Ce mouvement est concomitant de la disqualification symbolique qui pèse sur les classes populaires. On ne peut, en effet, que constater cette évolution, dont la force se mesure au discrédit que portent les nouvelles générations sur leurs origines populaires.