Par Igor Martinache
Deux choses peuvent étonner au seul examen de la couverture. D’une part, l’ouvrage est rangé parmi la science politique, et non la sociologie comme l’est en général la question des « relations professionnelles » [1]. D’autre part, le fait qu’il s’intitule « sociologie des organisations patronales » et non « sociologie du patronat » ou « des patrons ». Loin cependant de Michel Offerlé l’idée de s’inscrire directement dans le sillage des travaux du courant de la sociologie des organisations initiés par Michel Crozier. Il ne faudrait pas se méprendre. Ce n’est pas la « boîte noire » de ces formes particulières d’association qu’il s’applique en effet à ouvrir, en étudiant particulièrement le décalage entre leurs fonctionnements prescrit et réel en partant des "acteurs" individuels, mais plutôt de mettre à jour les logiques qui sous-tendent des mobilisations aussi efficaces que méconnues. Comme Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot ne cessent de le rappeler dans leurs travaux, la « bourgeoisie » constitue aujourd’hui sans conteste la classe la plus consciente -sinon la seule- de ses intérêts communs, et partant la plus mobilisée pour les défendre, à travers notamment un soin particulier apporté à leur capital social [2]. Il ne faut certes pas assimiler grande bourgeoisie et patronat, de même en fait que le singulier de ce dernier masque une forte hétérogénéité de la catégorie dont il est question. Se présentant tour à tour comme employeurs ou entrepreneurs, les chefs d’entreprise présentent en effet une large diversité quant à la taille des structures dirigées, le statut juridique (de l’entrepreneur individuel au dirigeant salarié d’une société anonyme appartenant au CAC 40) ou de secteurs d’activité, qui rendent la convergence de leurs intérêts tout sauf évidente. Les politiques migratoires constituent ainsi un cas exemplaire sur lequel les patrons s’opposent depuis des décennies selon leur branche d’appartenance, tandis que sur d’autres questions, telles que les implications de la lutte contre la pollution, employeurs et salariés peuvent s’allier afin de sauvegarder respectivement leur profitabilité et leurs emplois.
La première partie de l’ouvrage est ainsi logiquement consacrée à ce « groupe à représenter ». Dans la veine constructiviste inaugurée par la fameuse étude de Luc Boltanski [3], Michel Offerlé analyse ainsi l’action collective des chefs d’entreprise, que bien des motifs particuliers pourraient pourtant dissuader, au-delà du « paradoxe » mis en évidence par Mancur Olson [4]. La concurrence, l’hétérogénéité ou encore l’importance de leurs ressources économiques sont autant de ces motifs, et pourtant, ces groupements existent bel et bien, et sont même « plus précoces et diversifiés en France qu’on ne voulait bien le dire » (p.10). Le terme de « patron », originellement associé à la figure du protecteur, n’a été officialisé que dans la loi de 1884 instaurant la liberté syndicale en France, et ce n’est qu’en 1936 qu’il désigne l’organisation chargé de défendre l’intérêt commun des employeurs, avec le changement de nom de la Cgpf, qui de Confédération de la production française devient Confédération générale du patronat français. Dissoute par le régime de Vichy, celle-ci renaîtra en 1946 sous le nom de Conseil national du patronat français (Cnpf) - et qui deviendra le Medef (Mouvement des entreprises de France) sur le conseil de publicitaires en 1998-, mais n’occupe pas seule le champ de cette représentation particulière, puisque le Centre des jeunes patrons (Cjp) s’est constitué en 1938, et que la Confédération générale des petites et moyennes entreprises (Cgpme) la revendique également en ajoutant la mention « et du patronat réel » en 1961.
Après avoir retracé le processus complexe d’institutionnalisation de la représentation patronale, longtemps délaissée par les chercheurs, qui se contentaient de la résumer à quelques dates (1846 et la création de l’Association pour la défense du travail national, 1864 du Comité des forges, 1901, celle de l’Uimm, etc.) et restaient enfermés dans plusieurs lieux communs : celui d’une organisation récente, purement réactive au mouvement ouvrier, exclusivement parisienne et clivée autour du seul protectionnisme, et en particulier au tracé des frontières externes et internes au groupe, l’auteur s’intéresse donc dans un second temps à la structuration de l’espace des organisations patronales [5], en s’interrogeant sur les distinctions les plus structurantes : statuts juridiques, secteurs d’activité, etc. Sans négliger la comparaison internationale, comme dans le chapitre précédent, Michel Offerlé met également en lumière l’existence de la peu connue mais (justement ?) très influente Association française des entreprises françaises (Afep) qui réunit les dirigeants de quatre-vingt-dix des plus grandes firmes installées en France, tous cooptés (voir l’encadré p.41). Un accent particulier est également porté sur la question de la représentativité des organisations patronales, curieusement quasi-absente dans le débat public, contrairement à celle des syndicats de salariés.
La troisième partie est consacrée aux « répertoires de l’action collective patronale », pour reprendre le concept forgé par Charles Tilly [6] et que Michel Offerlé a lui-même revisité dans un récent article [7]. Rappelant qu’un répertoire était toujours co-construit par les différentes parties mises en relation dans le conflit, et de ce fait étroitement dépendant du contexte socio-politique et du paradigme dominant concernant le système capitaliste, Michel Offerlé distingue ainsi deux répertoires qui se sont chevauchés plus que succédés : l’un caractérisé par une opposition frontale aux grèves du mouvement ouvrier, avec par exemple la mise en place méconnue d’un système de « caisses d’assurance contre les conséquences des grèves » au sein des organisation patronales à l’image des caisses de grève des salariés, la constitution de « listes noires » de militants syndicaux à licencier ou éviter d’embaucher ou l’appel au boycott des commerces d’anciens syndicalistes reconvertis. L’autre répertoire consiste davantage à agir discrètement, et plus qu’à « faire nombre », à chercher à faire avancer une expertise et à contrôler les négociations. Les relations des patrons au champ politique sont elles-mêmes complexes à étudier, tant par la diversité de leur forme [8], que leur évolution vis-à-vis des différents partis, notamment le Parti Socialiste [9].
La dernière partie est ainsi consacrée à l’influence patronale sur les politiques publiques. Après avoir questionné les mots-écrans de « patronat » au singulier, de lobbying ou d’« indépendance », Michel Offerlé discute des différents indicateurs permettant de la mesurer, tout en montrant les multiples niveaux sur lesquels celle-ci pouvait jouer, la rendant ainsi délicate à appréhender. Si celle-ci est bien réelle, elle n’en est pas moins loin d’être aussi automatique que peuvent le laisser supposer certaines théories dérivées du marxisme et mérite d’être analysée finement, tant les modes que les secteurs étatiques investis peuvent évoluer. Ce petit ouvrage de Michel Offerlé (ré)ouvre ainsi un champ de recherche très fécond plus qu’il ne fait le tour d’une question encore trop peu explorée. Il a notamment le mérite de mettre en avant la dimension éminemment politique, avec ses contradictions, d’une action collective que ses tenants ne cessent de dénier. Or, le paradigme « néo-libéral » [10] qu’ils semblent ce faisant avoir réussi à imposer constitue sans doute précisément leur principale « réussite »...