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Sortir de la grande nuit. Essai sur l’Afrique décolonisée

Un ouvrage d’Achille Mbembe (La découverte, Coll "Cahiers libres", 2010)

publié le lundi 29 novembre 2010

Domaine : Histoire

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Par Elieth P. Eyebiyi [1]

Achille Mbembe démarre cet essai comme il aurait pu le finir : sur les chapeaux de roue ! Dès son avant-propos, l’auteur rappelle que l’objet de la décolonisation était la recherche d’une « nouvelle redistribution du langage » et d’ « une nouvelle logique du sens et de la vie » (p.10), toutes choses mues par la volonté de vie, la volonté active de communauté et le désir de « se tenir debout par soi-même et constituer un héritage » (p.10). Or, dans les faits, le démembrement du colonialisme n’a pas fait briller les idéaux (et les illusions ?) de progrès formulés, encore moins favoriser l’avènement de la modernité espérée.

Désireux de comprendre de façon historique le sens pratique de la décolonisation prise de façon duale avec la colonisation, Achille Mbembe s’attache dans le premier chapitre à situer le commencement de l’ère postcoloniale dans un mouvement de décentrement du modèle de domination qui avait alors cours. Pour lui, la décolonisation est tout comme « une rencontre par effraction avec soi-même » (p.12) et n’est finalement pas le résultat d’un « désir fondamental de liberté » (p.12). Dans sa dimension multiple, car complexe et non unité, le colonialisme a forgé les germes de sa fin et stimulé le désir « d’un soleil plus brillant et de pures étoiles » [2]. Les africains ont voulu quitter l’ « état de guerre » (p.91) instauré par la domination coloniale. D’ailleurs, l’auteur reste convaincu que si la France a du mal à penser la postcolonie, c’est bien parce qu’elle serait réticente à transformer la brutale et tragique histoire commune en histoire partagée avec ses anciennes colonies.
En tant qu’extériorité, et le bilan des cinquante ans d’indépendance en Afrique francophone le prouve assez bien à notre sens, cette greffe que constitue la décolonisation n’a fait que changer la forme de l’oppression sans en modifier la substance : l’enveloppe a changé mais le contenu est demeuré, avec des formes d’expression parfois plus radicales. Si le passé colonial des peuples africains illustre un changement de raison, qui en a fait des peuples en écart perpétuel « (p.16), à tel enseigne qu’après un demi-siècle, l’Afrique demeure comme un ensemble de peuples sans vie, loin d’avoir atteint les rivages espérés de la liberté et du progrès. Le colonisateur est parti mais reste présent partout et en tout, et les politiques africains semblent s’être durablement accommodés d’une situation ambigüe qui handicape leurs peuples. Pour leur part, les intellectuels n’ont pas réussi à dépasser le chaos, se contentant d’un saupoudrage étonnant : la démocratie est mise en pratique sans pensée démocratique, l’idée d’une révolution sociale radicale s’est fanée, les pouvoirs ‘’nègres’’ s’illustrent par leur sénilité, le désir du départ s’est enkysté dans les cœurs de la plupart et l’institutionnalisation du racket achève de faire le lit d’une politique systématique du pillage. Ces cinq tendances lourdes invoquées par l’auteur témoignent fort à propos des dynamiques structurelles qui président aux destinées du continent noir et renforcent l’idée d’une destruction en cours de l’appareil d’Etat en Afrique.
Cependant, il faut souligner que si la corruption est devenue quasiment un mode de gouvernance publique dans la plupart des administrations africaines et même au sommet de l’Etat, si l’invocation discursive du développement ne se traduit pas au concret et que les industries de transformation demeurent tout à fait embryonnaires dans la plupart des Etats, de nouvelles dynamiques plus concrètes sont en marche et viennent de populations stigmatisées mais désireuses de ‘’s’en sortir’’. Les intellectuels n’ont pas encore été capables de déstabiliser l’insidieuse économie politique de l’extraction et de la prédation des matières premières dont regorge l’Afrique. L’émasculation de la souveraineté monétaire de l’Afrique francophone, comme dit Mbembe, ou encore l’extraversion de la politique intérieure de certains pays traduit si besoin en est encore que le projet de la décolonisation n’a pas abouti et que l’extraversion économique flirte encore avec celle politique marquée par des interventions directes de la France de bases militaires controversées. Pour l’auteur, les institutions culturelles comme la Francophonie ou le bureau Afrique de l’Elysée constituent avec l’activisme des services secrets, le maintien de bases militaires dans certaines anciennes colonies et autres participations directes à des politiques de violence en Afrique, complètent sans être exhaustives, le répertoire des multiples masques que porte aujourd’hui la colonisation.
A contrario de certaines études sur la colonisation, l’auteur montre que cette dernière a été une coproduction des colons et des colonisés. Ainsi invitant à une rétrospective des colonisés et des colonisateurs sur leurs actions, il interroge dans le troisième chapitre les paradoxes de la postcolonialité. Un courant de pensée postcoloniale considère d’ailleurs la colonisation comme « un processus complexe d’invention à la fois de frontières et d’intervalles, de zones de passage et d’espaces interstitiels ou de transit » ayant produit entre autres de la « subalternité » (p.122). L’auteur stigmatise le cloisonnement des disciplines en France pendant longtemps, ce qui n’a pas permis à cette puissance colonisatrice de bénéficier des débats de la pensée postcoloniale ou de ses affluents dont les subaltern studies (p.123). On peut constater de fait qu’à l’image du cloisonnement colonisateur/colonisés, il y a eu une certaine coupure de la réflexion postcoloniale entre les pays anglo-saxons et la France. On doit à l’historiographie française postcoloniale par exemple, de traiter de la colonisation comme « un moment [...] tardif et ’’exogène’’, d’une très longue histoire ‘’indigène’’ » (p.125).

Sortir de la grande nuit semble à notre avis un essai militant de haute portée politique. C’est un pavé dans la marre de ces intellectuels africains qui célèbrent avec frasques et sans distanciation le cinquantenaire de l’indépendance de leurs pays respectifs, alors que leurs Etats continuent d’être dépendants de l’aide internationale, continuent de ne pas produire et font de l’Afrique le cimetière des voitures usagées et des déchets toxiques bref le rebut du monde. Le Bénin, ‘’quartier latin’’ ne s’est pas singularisé de la danse collective : avec forces colloques et symposiums dont la litanie des recommandations sera comme d‘habitude très vite rangée dans les tiroirs du temps, quelques millions d’euros passés au crible des services traiteurs et de la ‘’communication’’, le cinquantenaire a vécu comme ailleurs. Á peine la colonisation transmutée en coopération que la mondialisation s’est faite réalité, étouffant l’Afrique qui gagne...

In fine, cet essai retrace le processus de destruction de la forme Etat et des institutions héritées de la colonisation. Mais si l’Afrique décolonisée n’a pas encore réalisée ses ambitions, elle se trouve dans la dynamique d’une reconstruction de la forme Etat et surtout, d’un nouvel état de pensé. Aussi Mbembe inscrit sa réflexion non pas dans une posture désespérante voire apocalyptique (telle que l’aurait suggéré les multiples conflits et l’expansion de la pauvreté et de la précarité sur ce continent), mais dans une approche positive. Il remarque le bourgeonnement d’une nouvelle Afrique issue des ruines de contradictions plurielles, et dont les fragments s’assemblent au quotidien par des populations laborieuses bien que démunies. C’est de cette Afrique-en-circulation, terre d’espérance, caractérisée par une charpente sociale et une structure spatiale décentrées mais qui remonte la pente, que parle Mbembe tout en invitant à garder les idées claires quant au devenir d’une Afrique.
Achille Mbembe invite à la concrétisation d’une plus value intellectuelle à réinvestir dans le projet d’une transformation radicale d’un continent qui visiblement refuse de s’internationaliser. Il jette un pavé dans la mare des célébrations dispendieuses du cinquantenaire des indépendances dans les anciennes colonies françaises et surtout met l’accent sur le rôle des intellectuels dans une Afrique encore démembrée, où aucun Etat ne se tient debout par lui-même, où aucun héritage positif n’a été constitué encore. Or, l’Afrique a des responsabilités à prendre sur l’échiquier et mondial, et doit en prendre conscience. Le cinquantenaire qui commence sera sans doute celui de la réussite ou non d’une Afrique qui, contrainte par les populations, doit enfin décider de démarrer. Il s’agit de tourner les pages de la colonisation après cinquante ans de leurres pour s’inscrire dans la mondialisation et apporter sa contribution à la civilisation universelle. L’Afrique doit entrer dans un nouvel âge de dispersion et de circulation. Avec l’avènement de l’« Afropolitanisme » ayant pour épicentre l’Afrique du Sud, « pays fracturé, couvert des stigmates de la Bête » (p.46) mais qui se relève, le chemin est tout tracé pour Sortir de la grande nuit !

NOTES

[1EDP, Université d’Abomey-Calavi, Bénin

[2Césaire, Aimé, 1970. Les armes miraculeuses, Gallimard, Paris, p.15.

Note de la rédaction

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