Par Igor Martinache
« L’important, c’est de ne pas participer ». Tel pourrait être le mot d’ordre des tenants de la « théorie critique du sport » dont fait partie l’auteur, docteur en sociologie et co-directeur de la rédaction de la revue Illusio, fer de lance de ce courant. Car à rebours des discours enchantés sur les activités physiques et sportives, ces derniers développent au contraire une analyse de ces dernières comme étant intrinsèquement aliénantes et destructrices de civilisation. C’est cette dernière que Nicolas Oblin présente dans cet ouvrage, qui, à défaut de renouveler réellement l’approche en propose quelques illustrations nouvelles.
Objet tantôt de mépris, tantôt de fascination de la part des intellectuels, le sport est en tous les cas perçu comme une activité annexe, à l’écart du reste de la vie sociale et en particulier de la politique [1]. Rien de plus trompeur pour Nicolas Oblin et les partisans de la théorie critique du sport qui placent au contraire l’institution sportive au cœur du système social, entendu comme caractérisé par la centralité de la logique d’accumulation sans fin du capital. Encore s’agit-il de s’entendre sur ce que l’on désigne comme « sport », question qu’évitent soigneusement la plupart des auteurs qui s’aventurent sur ce terrain selon Oblin. Celui-ci reprend ainsi la définition forgée par Jean-Marie Brohm - chef de file de ce courant -, selon lequel « le sport est [...] un système de compétitions physiques généralisées, universelles, ouvertes à tous, qui s’étend dans l’espace (toutes nations, tous les groupes sociaux, tous les individus peuvent y participer) ou dans le temps (comparaison des recors entre diverses générations successives) et dont l’objectif est de mesurer, de comparer les performances du corps humain conçu comme puissance sans cesse perfectible » [2] (p.34). Il ne faut donc pas confondre le sport avec les différents jeux et activités physiques, le sport tel que nous le connaissons étant né en Angleterre au XIXe siècle et indissociable de la modernité occidentale [3]. La critique du sport est de ce fait radicale au sens où elle se penche sur les racines de ce phénomène, son essence supposée qui se déploierait progressivement à mesure que s’étend le système capitaliste.
C’est justement cette dernière extension que l’auteur s’applique à présenter en premier lieu, en affirmant aussitôt son affinité étroite avec le sport dans la mesure où tous deux seraient animés par une même logique de compétition prédatrice. Plus encore, la valorisation de cette dernière dans le sport, dans la mesure où elle permettrait la réalisation de l’idéal d’égalité des chances, [4], apporte une caution décisive à son existence dans d’autres sphères de la vie sociale [5]. Le sport est profondément habité par la violence, explique ensuite l’auteur, non seulement contre les autres dont il s’agit de triompher, mais contre soi-même. Nicolas Oblin égrène pour l’illustrer une partie de la longue liste des victimes sacrifiées sur l’autel de la compétition, à laquelle il convient d’ajouter les multiples blessures et traumatismes qu’engendre quasi-nécessairement la pratique d’une activité intensive, sans oublier un dopage, qui loin d’être une déviance exceptionnelle s’intègre dans la « carrière » normale de sportif [6]. Mais plus profondément, explique-t-il dans la veine des analyses de l’école de Francfort, la logique du sport conduit à une « réification » des individus, ne les réduisant plus qu’à une seule dimension, celle de la performance, qui permet leur hiérarchisation. Le corps y est ainsi « décorporéisé », vidé de son désir, de sa culture subjectivée, et in fine de la vie. De la même manière, l’institution sportive est porteuse d’une esthétisation du politique, entendue comme un « processus de voilement de la réalité concrète par une autre réalité se faisant passer pour la première tout en la niant dans l’abstraction de représentations erronées » (p.53) comme il l’illustre à partir de l’exemple des Jeux Olympiques de Berlin de 1936, de ceux de Sydney en 2000 vis-à-vis des populations aborigènes, et surtout de ceux de Pékin en 2008, ainsi que de la candidature « ratée » de Paris à l’organisation de l’olympiade de 2012. Ces deux derniers cas sont longuement développés, et l’auteur montre bien les mystifications qui entourent dans un cas comme dans l’autre l’ « événementialité sportive ». Il rappelle ainsi notamment fort à propos qu’en Chine, le libéralisme économique s’accommode bien - et en fait se nourrit même - de l’autoritarisme politique [7], ou encore les collusions édifiantes entre dirigeants économiques et politiques à l’occasion de la véritable propagande qu’a représentée la campagne « Paris 2012 ».
Le sixième et dernier chapitre est certainement celui qui intéressera le plus les lecteurs déjà rodés à la théorie critique du sport - ainsi que ceux préoccupés par le devenir de l’université-, dans la mesure où Nicolas Oblin y décrit l’irruption croissante du management du sport dans la filière des Sciences et techniques des activités physiques et sportives (STAPS), et montre au-delà comment elle participe pleinement de la « destruction entamée de l’éthique universitaire par la production et la transmission de savoirs-partiels, en miettes- intimement liés avec le développement de la praxis sociale [de la compétition prédatrice] » (p.177), évacuant toute fonction critique et réflexion sur les finalités et les valeurs de l’activité humaine, sous couvert de l’impératif de « professionnalisation ». Nicolas Oblin y dévoile ainsi les « impostures silencieuses » de cette pseudo-discipline en se livrant à l’analyse de certains fragments de discours émanant d’ « entrepreneurs » de celle-ci [8].
Les mythes qui entourent le sport sont ainsi très puissants. Il est ainsi aussi déconcertant que révélateur de voir la figure du baron Pierre de Coubertin encore porté au pinacle, alors que l’élitisme raciste qui l’animait a été bien renseigné [9] et l’auteur en rappelle un certain nombre : le sport facteur d’éducation, d’intégration, de santé ou encore de rapprochement entre les peuples. La place sociale et politique accordée au sport dans nos sociétés ne peut cesser d’étonner tant elle est éminemment paradoxale : à la fois relégué au second plan pour sa supposé trivialité, il est en même temps paré de bien des vertus et chargé ce faisant de résoudre certaines tensions sociales particulièrement épineuses. Mais on peut se demander si finalement la théorie critique du sport comme les discours qui l’enchantent n’accordent pas au fond un rôle trop important au sport, et en particulier une influence qu’il n’a pas. Si elle a le mérite de reposer la question trop souvent évacuée de la définition même du sport, et des formes de violence qu’il peut effectivement générer au-delà de la partie émergée de l’iceberg que représente le hooliganisme, l’analyse plus philosophique que sociologique que propose Nicolas Oblin, elle-même peu distincte de celle que Jean-Marie Brohm avance depuis près de quarante ans, manque cependant d’ancrage empirique et systématise un ensemble de phénomènes disparates en faisant peu de cas du sens que les acteurs concernés investissent dans leurs pratiques [10]. Avec le risque d’en occulter certaines tensions qui posent des enjeux politiques majeures [11]. Sans retomber pour autant dans les discours enchantés lénifiants qui parent le sport de toutes les vertus, l’observation de rencontres sportives incitent par exemple à y déceler une certaine tension entre compétition et solidarité [12]. Ensuite, si la logique des performances et de la compétition semble effectivement se diffuser à l’ensemble des sphères de la vie sociale avec l’idéologie postmoderniste, et "oublieuse" des inégalités sociales, du management, qu’il s’agisse de l’individualisation des résultats en entreprise, de la diffusion des classements et palmarès appliqués à toutes sortes d’objet, et plus intrinsèquement de la logique de l’émulation par la comparaison sans autre fin que de faire mieux que le voisin, que recouvre la vogue du benchmarking [13], sans doute est-il un peu hâtif d’en imputer la responsabilité première aux valeurs intrinsèques que seraient censé véhiculer le sport [14]. Les hypothèses ainsi présentées sont stimulantes - et troublantes, surtout pour un pratiquant sportif-, mais difficiles à opérationnaliser. Ce faisant, elles manquent une part essentielle de la vie sociale, à la manière dont les auteurs de l’école de Francfort [15] ne pouvaient percevoir des phénomènes aussi importants que l’adhésion à éclipse et l’« attention oblique » dans la réception des productions culturelles massifiées par les classes populaires [16], ces petites formes de résistance qui démentaient leur postulat d’un consentement des masses. Car tel est un des défauts majeurs des théories de l’aliénation, au-delà de la position de surplomb qu’adoptent leurs tenants [17] : confondre le consentement pratique avec l’adhésion [18].