Accueil |  Présentation  | Qui sommes-nous ?  | Charte éditoriale  | Nous contacter  | Partenaires  | Amis  | Plan du site  | Proposer un contenu

Suivre Liens socio

Mail Twitter RSS

Votre Liens socio

Liens Socio ?
C'est le portail d'information des sciences sociales francophones... Abonnez-vous !


Sur le culte moderne des dieux faitiches, suivi de Iconoclash

Un ouvrage de Bruno Latour (La Découverte, Coll "Les Empêcheurs de penser en rond", 2009)

publié le vendredi 8 janvier 2010

Domaine : Sociologie

Sujets : Religions, croyances

      {mini}

Par Marc Lenglet [1]

Il faut saluer la salvatrice réédition de ces deux textes de Bruno Latour, qui étaient devenus difficiles d’accès : le premier étant épuisé, et le second resté inédit en français. Tous deux contribuent, chacun à leur façon, à affirmer la démarche proposée par l’auteur au fil de ses publications, depuis au moins La science en action ([1987], tr. fr. 1989), jusqu’à Changer de société, refaire de la sociologie (2005), en passant par Nous n’avons jamais été modernes (1991) et L’espoir de Pandore (2001). Cette démarche consiste rien moins qu’à refuser l’asymétrie descriptive typique du Grand Partage, qui résume à lui seul « tous les procès d’accusation faits à l’intérieur de réseaux scientifiques sur leur extérieur » [2]. Cette asymétrie propre au naturalisme des sciences occidentales, pressées de catégoriser des faits objectivés (et qui semblent justement oublier combien leur désignation même mérite interrogation), présuppose dans l’abord qu’elles se donnent de l’étrange et de l’étranger, « qu’il y a, d’un côté, chez Eux, du savoir indiscernable de la société, et de l’autre côté, chez Nous, du savoir indépendant de la société » [3].

C’est contre cette indépendance supposée par l’anthropologie ethnocentriste que l’auteur écrit : celle-ci se révèle en effet impropre à la saisie des régimes de véridiction, tout autant qu’à la description des modes de classement et d’énonciation. Le projet démonstratif de Sur le culte moderne... tient dans cette dénonciation fort convaincante du Grand Partage, en partant de l’exemple de la croyance, et en tentant de restituer son épaisseur à ce qui fait encontre au savoir dans l’extase de la connaissance : objets, non-objets, humains, non-humains. La mise en scène de cette déconstruction se fait ici par la référence au texte de Charles de Brosses, Du culte des Dieux fétiches ([1760], 1988), dans lequel apparaît une des premières fixations du terme « fétichisme », et qui renvoie aux récits des navigateurs portugais découvrant les peuples d’au-delà les océans, et s’empressant de briser leurs idoles fétichisées pour les remplacer aussitôt par les « vraies » icônes à prier.

La question inaugurale posée par Latour interroge cette violente substitution de l’idole par l’icône : « comment parler symétriquement de nous comme des autres sans croire ni à la raison ni à la croyance, tout en respectant à la fois les fétiches et les faits ? » (p. 19). Cette question subit tout au long de l’ouvrage une reformulation, qui amène l’auteur à introduire la notion de faitiche : un terme qui permet d’agréger les faits et les fétiches, les réalités dont l’objectivité n’est pas interrogée (réalisme) et les faits fabriqués par un sujet (constructivisme). Par son intermédiaire, c’est une anthropologie symétrique qui se trouve proposée (p. 66) : le faitiche y intervient comme opérateur et rend possible une anthropologie comparatiste qui peut s’affranchir du relativisme culturel et de la croyance. Une relecture de la notion de représentation se trouve formulée, ainsi qu’une révision des présupposés de la métaphysique : si celle-ci ne se trouve pas formulée en ces termes, l’auteur propose bien de revenir sur la sacro-sainte distinction constitutive du sujet et de l’objet, enjeu de débats depuis l’âge classique. C’est en quelque sorte la position d’autorité de l’observateur, disposant dans l’épistémè occidentale d’un primat de plus en plus problématique, qui se trouve ici mise à la question.

Mais l’originalité de la démonstration réside également dans le terrain d’étude choisi pour mener à bien cette enquête, visant à réinstaller un autre issu d’une co-naissance symétrisée : la consultation d’ethnopsychiatrie de Tobie Nathan au Centre Devereux, dans laquelle l’auteur fit un stage d’une année en 1995, sert en effet ici de toile de fond. Les exemples offerts par ce lieu, dans lequel on assiste à « la liquéfaction progressive du sujet psychologique », un sujet « qui se détache lentement du patient » (p. 83), permettent à Bruno Latour de déployer la puissance de ses faitiches. Ceux-ci effectuent « le passage de la fabrication [des faits] à la réalité [de ceux-ci] » (p. 79) : c’est là la révélation que les sujets restent de prime abord et le plus souvent bien davantage assujettis qu’ils ne sont prêts à le concéder. Assujettis, mais à quoi ? Dans la consultation, des personnes, migrants d’horizons divers, retrouvent des divinités longtemps biffées au profit d’un sujet-patient omnipotent, mais paradoxalement impuissant face à sa « maladie ». L’observation rend possible une interrogation sur ce laisser-être qui semble le plus souvent mis de côté, presque jamais considéré comme une possibilité à déployer : ce qui se trouve ici indiqué, c’est l’incapacité du sujet à reconnaître son dépassement - même léger - par ce qui advient, surgit, bref se donne. L’avènement de ce qui dépasse le sujet, lors même que ce dernier s’affirme et affirme maîtriser ce qui le plus souvent l’agit et dont il se reçoit, apparaît ici sous le nom d’« événement » [4] (p. 133). Il est grand temps, nous dit Latour, de comprendre que le sujet maître et possesseur de la nature « appr[end] de ce qu’il fabrique ce en quoi il consiste » (p. 131). C’est en définitive le thème de la constitution du savoir qui se trouve ainsi mis en lumière, à partir d’une explication pour le moins originale et convaincante : le lecteur y trouve maints outils pour réviser, dans sa quête propre de compréhension de ce qui l’entoure et l’anime, l’expression de régimes ontologiques divers [5].

Le second texte se propose quant à lui comme le redoublement de ce mouvement de déprise du Grand Partage et de l’idée de sujet : cette fois-ci non plus au titre de la croyance, mais en suivant la question de la critique, à l’occasion d’une exposition sur l’iconoclasme. Se distinguant du geste destructeur de l’icône, le néologisme iconoclash proposé par Bruno Latour identifie ici le moment de la crise, de la reconnaissance du non savoir, bref de l’indéterminé. Cette identification opère dans le cadre d’une « exposition de pensée » (p. 194). Il s’agit en l’occurrence de rendre palpable ce qui se joue dans la pensée, dont le caractère représentatif a si souvent été questionné (ici encore, on pense à la métaphysique classique et à sa figure cartésienne). En puisant ses exemples dans un dispositif triangulaire interrogeant la fabrication des images produites par la religion, la science et l’art, l’auteur propose de « documenter, d’exposer, de faire l’anthologie d’un certain geste, d’un certain mouvement de la main » (p. 144) - qualifiant de la sorte le mouvement destructeur du briseur d’idoles. Que traduit ce mouvement, contre quoi se trouve-t-il mis en œuvre, et que produit-il en définitive ?

Le recours à l’iconoclasme religieux, à la représentation froide de l’inscription scientifique, et la production d’œuvres plaident toutes en faveur de la reconnaissance d’un empilement de médiations agissant au cœur même de ces trois dispositifs de représentation. Bruno Latour entend de la sorte illustrer l’axiome qu’il propose : « plus le travail humain est montré, meilleure est l’appréhension de la réalité, de la sainteté, de l’adoration » (p. 146). Ce sont les interférences créées par le dispositif triangulaire (religion, science, art) qui font l’objet de l’attention : elles ouvrent sur la reconnaissance du rôle déterminant que jouent les médiations sur l’apparence. Alors que règne aujourd’hui un lénifiant discours sur la nécessité de la « transparence », l’auteur propose en quelque sorte de retourner ce discours et de porter une réelle attention aux régimes d’invisibilité. Il s’agit là de prendre conscience de l’importance des médiations qui apportent - ou pas - un éclairage, un point de vue, bref qui orientent ceux qui les reçoivent et signifient en laissant place à l’interprétation : c’est dans le moment de la critique que jouent ces effets de sens salvateurs.

De la croyance à la critique et retour, la discussion de ces notions surdéterminées par un chercheur inventif offrant souvent des approches décalées, dans le cadre unifié d’un ouvrage ayant l’intelligence de susciter des rapprochements, des renvois, des résonances, offre au lecteur une petite aventure intellectuelle fort agréable. La réédition de ces deux textes, si elle ne le souligne pas, amène presque nécessairement à traquer les effets de sens générés par cette localisation commune, au sein d’un seul et même recueil. Il est donc urgent de s’y plonger, et de se laisser submerger par l’intelligence qui sourd de ces pages, véritable controverse pour la méthode, à partir du moment où l’on considère ces dernières « non comme des combats, mais comme des moments où on commence par ne pas savoir, et où on discute » : c’est en effet « la voie royale pour entrer dans l’activité scientifique » [6]

NOTES

[1Professeur de Management, titulaire de la Chaire CPSR, European Business School, Paris.

[2Latour Bruno ([1987], tr. fr., 1989, 20052), La science en action. Introduction à la sociologie des sciences, Paris, La Découverte, p. 510

[3Ibid., p. 513-514

[4L’irruption de ce terme dans le cours du texte permet d’ailleurs de dresser un parallèle entre ce qu’entreprend Bruno Latour et les questions qui animent la phénoménologie depuis la critique heideggerienne de la distinction sujet / objet, et sa tentative de penser différemment nos modes d’être. Voir par exemple Marion Jean-Luc (1997), Etant donné. Essai d’une phénoménologie de la donation, Paris, PUF ; ou encore Romano Claude (1998), L’événement et le monde, Paris, PUF et Romano Claude (1999), L’événement et le temps, Paris, PUF.

[5Voir Gardella Edouard & Fossier Arnaud (2006), « Entretien avec Bruno Latour », in Tracés, n°10, pp. 113-130. Au cours de cet entretien, l’auteur rappelle clairement : « Moi, c’est l’ontologie qui m’intéresse, ce n’est pas la représentation, pour le dire vite » (p. 115).

[6Cf. Gardella Edouard & Fossier Arnaud (2006), « Entretien avec Bruno Latour », in Tracés, n°10, p. 122.

Note de la rédaction

À lire aussi dans la rubrique "Lectures"

Une réponse de José Luis Moreno Pestaña au compte rendu de Pierre-Alexis Tchernoivanoff
Un ouvrage de Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot (Payot & Rivages, Coll " Essais Payot", 2009)
Une réédition de l’ouvrage de Katharine Macdonogh (Payot & Rivages, Coll "Petite Bibliothèque Payot", 2011)

À lire sur les mêmes sujets...

Religions, croyances

Un ouvrage de Jean-Yves Richier (PU Grenoble, Coll. "Handicap, vieillissement, société" 2011)
Un ouvrage sous la direction de Jean-Pierre Goulard et Dimitri Karadimas (CNRS Editions, 2011)
Un numéro de la revue L’Année sociologique (Volume 60/2010, N°1)
Un ouvrage de Jacques Bouveresse (Agone, coll. "Banc d’essais", 2011)

Partenaires

Mentions légales

© Liens Socio 2001-2011 - Mentions légales - Réalisé avec Spip.

Accueil |  Présentation  | Qui sommes-nous ?  | Charte éditoriale  | Nous contacter  | Partenaires  | Amis  | Plan du site  | Proposer un contenu