Par Pascale-Marie Milan [1]
Ce qui se manifeste avec acuité à la lecture de l’ouvrage de Francesco Fistetti c’est cette étonnante propension à éclairer tout un débat français autour de l’identité nationale. L’emploi courant de la notion de multiculturalisme en France est en effet entaché d’un relativisme qui occasionne, dans son usage lâche, une définition nominale. L’exemple de l’usage creux du mot en politique apparaît comme les attributs d’un "langage malade" (Austin) "objectivement servile et utilisé par le système qu’il récuse"(De Certeau). Cet ouvrage propose une extension discursive à l’entendement de la notion permettant un balayage large. Dans le tourbillon de la réflexivité sur la notion, qui fait foison dans le champ des sciences humaines, ce livre apparaît comme une bouffée d’oxygène tant il synthétise les travaux sur la question.
Le cheminement de Fransesco se nourrit de divers courants critiques comme la French Theory (Deleuze, Derrida, Foucault), les Subaltern Studies de Delhi, la tradition intellectuelle d’Afrique Noire, les Cultural Studies nées de la diaspora antillaise à Birmingham, mais aussi des écrits anticoloniaux qui ont accompagné les luttes pour l’indépendance (Frantz Fanon, Aimé Césaire) et des postcolonial studies. Il puise également nombre de sources chez Gramsci, Hall ou Arendt. En dressant un panorama de ces différents paradigmes à travers des points de vues philosophiques, anthropologiques et historiographiques d’ici et d’ailleurs, Fistetti fait communiquer des modèles de connaissances propres à remettre en cause l’hégémonie de la pensée occidentale (Gramsci). La subtilité discursive de l’ouvrage consiste à nous amener lentement vers une redéfinition de la notion multiculturelle par les modèles extérieurs à l’Occident.
En passant au crible quantité de ses outils et de ses théories, la notion apparaît alors clairement comme essentielle à l’entendement d’un monde contemporain en proie à de nombreux maux identitaires et culturels. Il est somme toute impossible en effet de dissocier nos problèmes contemporains de leurs racines diasporiques, migratoires ou coloniales révélatrices d’un monde moderne marqué par le mouvement et l’incertitude (Balandier). Ce qui est sous-tendu au final, c’est la déconstruction d’une pensée occidentale duelle au prisme d’épistémologies subalternes. La diversité constitutive de notre propre société est soumise par l’ouvrage à un décentrement grâce aux studies en tout genre. Cela permet de comprendre la question multiculturelle comme un ensemble flou mais cohérent, partie du « Nous »(Todorov, 1989).
La première partie trace les contours et l’histoire des travaux subalternes autour des contributions de Saïd (l’orientalisme), Mbembe (l’Afrique) ou encore de Spivak (Can the subaltern speak ?). L’articulation qu’il propose rend la place aux sujets absents de l’Histoire au travers d’un dialogue épistémologique. Il convoque ainsi les travaux de Deleuze et Foucault ou encore Derrida au prisme de travaux anthropologiques propres à retracer l’empirisme micrologique et historiographiques « secondaires ». L’opération montre ainsi comment l’hégémonie occidentale est contestable et contestée. Il entend rendre la place aux voix subalternes en dépassant le premier constat sceptique de la profusion des références épistémologiques convoquées. Il nous apprend à utiliser au mieux la boîte à outils des notions d’identité, de culture, ce qui nous amène à réinterroger les idéaux universaux de l’occident. On y apprend cette essentialisation de la figure de « l’autre » comme image inversé du « nous » (Todorov,1989). La mise en dialogue épistémologique des différentes théories construites autour de l’altérité permet un regard nécessaire à la (re-) définition du multiculturalisme. Il apparaît clairement que l’universalisme de la pensée occidentale est l’occasion d’un populisme culturaliste radicalement différent de l’idée de multiculturalisme qui se profile dans l’ouvrage.
En second lieu son analyse se tourne vers les réflexions du courant postcolonial et des cultural studies. Son approche permet de lire le paradigme universaliste à l’œuvre dans nos sociétés et cette vision par écho des « autres » comme reflet du « nous » occidental. La déconstruction de ce modèle permet d’une part de comprendre l’aspect essentialisant du vocable nation et d’autre part d’éviter la tentation positiviste de la subjectivité de chacun. On comprend très vite comment l’Etat-Nation est la cause de l’émergence des voix subalternes, critiques, qui remettent en cause l’hégémonie (Gramsci) occidentale. Son travail synthétique met en lumière la stigmatisation de l’autre au prisme des notions d’hybridité (Bhabba) ou de diaspora (Gilroy).
Son troisième point interroge la démocratie multiculturelle au prisme des notions de race et d’ethnicité. Fistetti au travers de la dichotomie majorité/minorité réinterroge le droit à la différence. La défection de politique satisfaisante dans l’Histoire a montré un cloisonnement entre un libéralisme « aveugle aux différences » et un communautarisme que le sens commun considère comme le pendant de l’acceptation d’identités différentes. Pour cela il rend la place à ce mouvement que Roland Robertson formule au travers de cette désormais célèbre phrase « l’universalisation du particulier et la particularisation de l’universel » où dans un même mouvement, la globalisation homogénéise et hétérogénéise les identités. Il nous montre que la tentation positiviste est soit réintroduite soit écarter. En faisant référence à Benhabib il nous permet de penser qu’il s’agit avant tout d’un dialogue culturel complexe que nous ne devons pas réduire au prisme de notre regard.
Pour conclure il nous invite à revisiter les vocables de civilisation, de nation et de culture comme artefacts [2] de l’État-nation moderne. Alors qu’Huntington désignait une continuité de la notion de civilisation, Fistetti montre en effet comment le paradigme de la globalisation qui tend à une unification du monde (Robertson) disqualifie ce terme dans son essence. Son ouvrage sonne comme un appel à une mise en relation « des politiques de reconnaissances culturelles » et « des politiques concrètes de justices sociales » pour ne pas figer l’identité dans un immobilisme imaginé. Il en appelle à un universalisme, non pas enfermé dans les carcans que l’Occident a bien voulu lui assigner, mais à un universalisme de l’altérité où chacun aurait une place dans un monde mondialisé en prise aux dynamiques idéologiques qui font surface en tout lieu [3]. C’est d’un multiculturalisme pluriel soucieux de la différence et tributaire du paradigme du don qu’il s’agit. La notion se voit recyclée. Impossible de voir ressurgir des concrétions idéologiques ou culturelles sous le vernis du consensus politique après un tel exploit. Les résistances que la France opposait au concept sous couvert d’une dichotomie communautarisme/républicanisme se taisent pour laisser place à la conclusion de l’ouvrage, le dialogue.