Par Igor Martinache
Toute ressemblance avec l’oeuvre d’un grand réalisateur n’est pas tout à fait fortuite. Car non content d’être compatriote de Ken Loach, Shane Meadows a également hérité de la patte du maître du cinéma social. On notera d’ailleurs au passage que l’acteur principal du précédent film de Meadows, Once upon a time in the Midlands (2002) n’était autre que Robert Carlyle, lancé par un certain...Ken Loach. Ici, le jeune réalisateur (35 ans et déjà 9 films au compteur) ambitionne rien de moins que de nous livrer son pays : « ça c’est l’Angleterre ». Sous-entendu, ne vous fiez pas aux images d’Epinal que vous vendent certains médias (ou d’autres réalisateurs ?). En réalité, il s’agit moins d’une bravade qu’un film sur cette question particulièrement sensible qu’est le nationalisme. En ces temps de chauvinisme rugbystique, voilà qui tombe à pic.
L’histoire nous ramène cependant en 1983, au moment où la politique « néolibérale » thatchérienne [1] et la guerre des Malouines battent leur plein. C’est à cette guerre justement que Shaun (Thomas Turgoose, époustoufflant), 12 ans [2], doit de ne plus avoir de père. Il vit donc seul avec sa mère dans une ville du Nord de l’Angleterre (peut-être Nottingham [3]). Un jour, après avoir subi de multiples brimades au collège, il rencontre Woody (John Gilgun) et sa petite bande de skinheads qui « tiennent les murs » sous un pont. Emu par sa détresse, le premier le prend sous son aile, et rapidement, malgré son jeune âge, toute la bande l’adopte. S’ensuit une socialisation au style de vie de ces jeunes, qui se traduit notamment pour Shaun par l’adoption de leur look : simili-Doc Martens, jean trop court, et chemisette Fred Perry, mais surtout la boule à zéro - ce qui n’est pas sans déplaire à sa mère, qui le laisse cependant continuer à traîner avec ces grands qui n’ont pas l’air si méchants.
On serait presque tentés de se dire que leur manque de repères ne les empêche pas d’être heureux si un jour ne réapparaissait pas un ancien membre de la bande, Combo (Stephen Graham), tout juste sorti de prison. D’emblée, il pose son nationalisme raciste malgré (ou peut-être justement à cause...) de la présence dans la petite bande de Milky, d’origine jamaïcaine. Puis, alors que Woody et la grande majorité de la bande se détourne de lui, le petit Shaun va rester dans son giron, séduit par une remarque habile dans son flot de paroles nationalistes : « tu ne veux pas que ton père soit mort pour rien ? ». S’ensuit une seconde socialisation pour le jeune garçon, de nouveau marquée dans les vêtements et le corps, et surtout dans une vision du monde. En particulier, il se voit inculquée une frontière claire entre amis et ennemis, qui n’est autre que la définition de la politique selon Carl Schmitt. Celle-ci n’a pourtant guère de pertinence sociale, puisque les étrangers, pakistanais en tête, qui partagent son quartier prolétaire, apparaissent tout à coup responsables de tous les maux et notamment d’un chômage endémique. Tandis que les caciques du « National Front », malgré leurs costume-cravate et leurs voitures de luxe, deviennent non seulement des alliés, mais des maîtres à penser...
Vous pourrez découvrir la suite à l’écran, mais il importe ici de préciser d’emblée une chose : malgré ses airs de déjà-vu (puisque le film n’est pas sans rappeler Made in Britain (1982), le téléfilm d’Alan Clarke, ou plus récemment American History X de Tony Kaye (1999)), This is England propose une vision aussi originale que nuancée des groupuscules d’extrême-droite. Foin de stéréotypes faciles, loin d’incarner des brutes décervelées, les jeunes skin-heads sont présentés dans toute leur ambivalence et leurs contradictions, Combo en tête. Celui-ci oscille entre une sincère tendresse à l’égard de son protégé, une certaine éloquence dans la construction de ses discours racistes, et une violence éruptive. Cette même violence est elle même bien davantage le fruit d’une grande frustration (relative serait-on tenté d’ajouter, c’est-à-dire un écart entre le statut que les groupes et individus se pensent en droit d’attendre et celui qu’ils ont effectivement atteint, selon la théorie classique de Ted Gurr [4]), que d’une haine essentialisée, comme le montre bien l’une des dernières -et plus spectaculaires- scènes du film.
Bien plus qu’un film sur l’extrême-droite - ce qui serait déjà beaucoup vu le climat actuel en Europe-, c’est aussi une illustration fine de thèmes sociologiques tels que la socialisation, les « sous-cultures » juvéniles, mais aussi la « désaffiliation », notion que Robert Castel pose contre celle d’exclusion qui supposerait une coupure nette entre « inclus » et « exclus » [5]. Il existe au contraire un continuum qui part du centre du salariat pour aller vers les marges sociales. C’est dans cet interstices que s’inscrivent notamment ces jeunes, dont l’adhésion au mode de penser et de vie nationalistes leur fournit l’illusion de ne pas devenir des « individus négatifs » (pour reprendre encore un concept de Robert Castel), marqués essentiellement par leur hétéronomie. Ainsi, alors que les immigrés remplissent à leurs yeux la fonction de bouc émissaire [6], Shane Meadows nous désigne sans la nommer la véritable responsable de leur marasme : la politique brutale libérol-conservatrice du gouvernement de Margaret Thatcher. Ainsi, c’est la voix de la dame de fer qui ouvre le film par un discours radical qui retentit dans le radio-réveil de Shaun, et ce sont les images des soldats britanniques victorieux dans les Malouines qui le clôturent, comme pour suggérer que le nationalisme belliqueux n’est pas l’apanage des groupuscules d’extrême-droite. Toute ressemblance...