Par Irina Tiron [1]
Docteure de l’École des hautes études en sciences sociales et chargée de recherche au CNRS, l’auteure présente dans cet ouvrage, essentiellement issu de sa recherche doctorale, une impressionnante analyse comparative des transferts littéraires vers la France en provenance de quatre pays : la Pologne, la Hongrie, la Tchécoslovaquie et la Roumanie. L’étude socio-historique est située dans un contexte de surpolitisation de l’espace littéraire : l’installation des régimes de type autoritaire en Europe de l’Est, après la Seconde Guerre mondiale. Selon la thèse principale du livre, les rapports entre culture, politique et État (p. 44) surdéterminent la circulation des littératures originaires de ces espaces géopolitiques ainsi que la réception par le champ cible.
L’ouvrage se distingue par son originalité : étude empirique centrée sur le texte traduit, visant les modalités de circulation internationale des textes produits dans des conditions de surpolitisation de la production littéraire. Par la thématique abordée, par les méthodes d’investigation et les débats qu’elle suscite, cette œuvre se situe au croisement de plusieurs domaines de recherche : les études de transfert, la sociologie des biens culturels, l’histoire du livre et de l’édition, les études de traduction (Translation Studies). Plus qu’une opération de transfert interlinguistique, la traduction est analysée ici par rapport au contexte socio-politico-culturel de production et de réception. Fonctionnant comme matrice de transferts culturels, la traduction étaye la force subversive de l’écrit qui, dans des contextes de politisation accrue, peut servir d’arme de combat, ayant un fort impact sur la langue et la culture d’arrivées. Ce type d’approche s’inscrit dans la sociologie de la traduction initiée par des recherches menées par des disciples de Pierre Bourdieu (Gisèle Sapiro, Johan Heilbron, Isabelle Kalinowski) et pleinement exploitée de nos jours dans le cadre des études traductologiques [2].
La politique extérieure d’exportation des écrits par les régimes socialistes est doublée par l’existence de mécanismes de réception relevant de la même idéologie politique. L’espace cible est, en l’occurrence, le champ intellectuel français. Une attention particulière est prêtée au PCF dont l’appareil idéologique joue un rôle important dans la configuration du transfert littéraire autorisé, par la création de filières d’importation ou de médiateurs littéraires spécifiques, contribuant ainsi à la politisation du transfert et au changement du rapport Est-Ouest. La perspective de l’importation vers la France contribue à réaffirmer la position du champ littéraire français au niveau international et son pouvoir de consécration.
L’étude repose sur une série de logiques binaires structurantes : autorisé/interdit, national/international, résistance/engagement, (philo)communisme/anticommunisme, complétées par de riches données empiriques et statistiques. Suivant une approche dynamique qui rend compte de la multiplicité des enjeux du transfert et des facteurs impliqués (avec des allers-retours et des espaces flous également pris en compte), l’auteure propose une typologie de circuits de traduction structurant le transfert littéraire dans la période concernée. Dans le cadre du circuit autorisé, elle distingue trois sous-catégories, soit un circuit d’exportation (traductions d’ouvrages publiés délibérément dans le pays d’origine afin d’être diffusées à l’étranger), un circuit officiel (traductions de textes publiés dans le pays et la langue d’origine qui passent par les dispositifs officiels de contrôle, étant ainsi validées par le régime et considérées légalement exportables dans le circuit international) et un circuit patrimonial (traductions d’œuvres publiées dans le pays et dans la langue d’origine avant la mise en place du régime autoritaire, et donc n’ayant pas dû passer par des systèmes de validation du nouveau régime). De l’autre côté, la structure du champ non-autorisé rappelle une gradation de la censure, allant d’un circuit semi-officiel (traduction de livres publiés dans la langue et dans le pays d’origine de l’auteur, mais interdits après publication et donc au moment de leur traduction), vers un circuit parallèle (traductions faites à partir d’un texte publié dans la langue d’origine, soit dans le pays d’origine, soit à l’étranger, par le biais de mécanismes parallèles au système de diffusion licite : samizdats, publications par des maisons d’édition de l’exil), pour arriver au circuit direct qui ne requiert aucune médiation (la traduction représente l’édition originale d’un texte). L’intérêt de cette taxonomie tient dans sa valeur essentiellement méthodologique qui en fait un outil pertinent d’analyse d’autres systèmes de transferts, dans des conditions politiques de contrôle strict.
L’exploration des enjeux politiques des transferts culturels suit aussi une dimension chronologique qui structure les trois parties principales du livre. Sont identifiées trois étapes principales dans l’analyse des modes et des vecteurs de politisation, selon les moments-clés de l’histoire du communisme. Dans la période 1947-1955, la bipolarisation des relations internationales entre totalitarisme soviétique et monde libre, ainsi que le clivage (philo)communisme - anticommunisme, charpentent les enjeux de l’écrit et du transfert littéraire (première partie). La traduction du patrimoine littéraire des nouvelles démocraties populaires suscite un débat en termes de continuité ou de rupture, tandis que le circuit d’exportation prédomine comme voie privilégiée d’importation en France de ces littératures (dont se distingue notamment la littérature roumaine, p. 104). Un facteur important est l’appareil éditorial du PCF (avec ses structures partisanes comme, par exemple, la maison d’édition du PCF - EFR, le CNE, les revues L’Humanité, Les Lettres françaises, Les Lettres nouvelles, Esprit, Les Temps Modernes) qui fonctionne, de manière efficace, comme relais entre l’espace de production et de réception, en influençant le transfert.
La deuxième configuration chronologique (1956-1967) est caractérisée par une ouverture contrôlée du transfert, les moments critiques que subissent les régimes autoritaires menant à une détente des relations culturelles suivie par la libéralisation (temporaire) de quelques régimes réformateurs (deuxième partie). Le dégel causé par la déstalinisation des démocraties populaires crée les prémisses de l’avènement d’une littérature critique autorisée et officiellement traduite (p. 157). Malgré l’échec des mouvements comme la révolution hongroise, dans le circuit du transfert s’instaure un espace de prises de position peu contesté, une nouvelle époque de dialogue et de pluralité des voix. Ce qui s’ensuit est une reconfiguration du transfert littéraire, une intensification des contacts et l’apparition de nouveaux circuits de traduction, comme alternative dont la concrétisation est possible en Occident. La souplesse de la frontière entre espace licite et illicite fait surgir des zones floues, favorisant de nouveaux réseaux de médiateurs, des acteurs hybrides (p. 198 ; p. 344) qui créent des passerelles entre Est et Ouest, entre les deux circuits structurants, se situant ainsi à l’articulation de logiques littéraires, esthétiques et politiques.
L’affaire Pasternak (p. 246- 310) est emblématique pour cette configuration chronologique : la controverse déclenchée autour de la publication et de la traduction du roman Le Docteur Jivago relève de l’action subversive et contestataire qui ouvre la voie vers la traduction non-autorisée, menant à la réhabilitation du roman du point de vue esthétique et donc à la dépolitisation de sa réception en France (p. 302). Mis à part les conséquences qui en dérivent, comme, par exemple, la position fragile de l’auteur lui-même ou le statut fluctuant du texte original dans des conditions de contrainte politique accrue, ce cas de figure montre à quel point la notoriété en Occident une fois acquise, peut être engagée à l’encontre du régime, fonctionnant en même temps comme protection de l’écrivain ou du traducteur vivant dans l’espace surpolitisé. Ce schéma sera appliqué dans d’autres cas célèbres de dissidents (Alexandre Soljénitsyne, Milan Kundera, Paul Goma, Dumitru Tsepeneag).
Les crises politiques et sociales de 1968 marquent un nouveau moment-clé dans l’histoire des processus circulatoires internationaux dont fait partie le transfert littéraire (troisième partie). Une nouvelle restructuration du transfert se produit, avec surtout la montée du discours traduit non-autorisé (p. 389), régi, entre autres, par l’intensification des aides financières fournies depuis l’Occident pour le soutien des mouvements intellectuels dissidents, le renforcement des instances éditoriales en exil, etc. Malgré l’importance du circuit clandestin, c’est toujours le circuit officiel qui domine l’importation des traductions en France. L’analyse des supports matériels de l’écrit clandestin et surtout du samizdat (« livres faits à la maison » p. 416, textes auto-édités, p. 394) montre une redéfinition du rapport entre écrivain et sa propre œuvre. La politique culturelle des pays comme la Pologne et la Tchécoslovaquie traverse une étape de libéralisation progressive, sans pour autant que cela mène à l’élimination des formes de politisation. Avec les circuits non-autorisés de plus en plus fonctionnels, s’installe un rapport de concurrence entre les circuits autorisés et non-autorisés, en vue d’attirer les écrivains.
La reconfiguration du champ intellectuel français après 1970, avec la construction d’un front intellectuel antitotalitaire, mène sur le plan éditorial à la favorisation des stratégies de niche (cf. chapitre 9) visant à mettre à l’avant-plan la dimension culturelle et linguistique régionale des littératures d’Europe de l’Est (en tant que stratégie de ventes mais aussi de promotion de l’esthétique littéraire de ces pays). En ce sens apparaît une nouvelle génération d’éditeurs, de traducteurs et d’autres agents dont le parcours cosmopolite et la formation académique témoignent de la professionnalisation du métier.
Une composante importante de cet ouvrage est la sociologie des acteurs de la production, de la diffusion et de la réception du transfert. Faisant appel à des indicateurs comme le capital linguistique, littéraire, relationnel, social, politique, académique, financier, ainsi qu’aux parcours et trajectoires individuels qui définissent et prédéterminent les conditions du transfert littéraire, l’autrice invoque souvent des portraits d’acteurs ayant marqué l’histoire du transfert littéraire : Louis Aragon, le « grand prêtre » français du réalisme socialiste, médiateur par excellence de la littérature soviétique (p. 110) ; Czesław Miłosz dont les romans La pensée captive, La prise du pouvoir témoignent de la fonction informative et documentaire de la traduction (p. 154) par rapport aux pays d’origine des auteurs ; Milan Kundera dont le cas illustre le rôle linguistique et symbolique de la traduction qui sert à la dénationalisation suivie par la renationalisation (française) de l’auteur, ainsi que la dépolitisation de la littérature sur le circuit de l’échange (p. 532-533) ; Boris Pasternak et la controverse déclenchée autour de son roman Le Docteur Jivago, témoignant de l’apparition d’un nouveau circuit de traduction qui entrouvre la voie à la dissidence (p. 310) ; Pierre Gamarra (pp. 202-203), Vaclav Havel (p. 407- 410) etc.
Souvent construites sur la base d’affinités ou homologies politiques, idéologiques, spirituelles, et/ou culturelles, les chaînes d’intermédiaires jouent un rôle collectif important dans la configuration du transfert : la maison d’édition Corvina, nom important pour le circuit d’exportation hongrois (pp. 189-192) ; la Radio Europe Libre (RFE) où le pouvoir - de consécration mais aussi de stigmatisation - du parlé remplace le support écrit ; le Congrès pour la liberté de la culture (CCF) ; l’Institut littéraire, la plus importante maison d’édition des exilés polonais ; la revue polonaise Kultura ; Preuves, revue française promouvant la littérature d’Europe de l’Est etc. Qu’il s’agisse d’écrivains, poètes, traducteurs, dissidents, exilés (dont certains se distinguent en tant que chefs de file), anciens membres des structures communistes, organisations culturelles antitotalitaires, visiteurs ou les soi-disant « passeurs occidentaux » se rendant à l’étranger à titre professionnel, ou d’instances culturelles, tous ces agents agissent dans le sens de la médiation du transfert matériel et linguistique des textes, alimentant la circulation des livres Est-Ouest et Ouest-Est. Ces structures ou agents fonctionnent aussi comme interfaces de contestation ou, selon le cas, de légitimation des régimes.
L’analyse des flux de traduction après la chute du communisme confirme à posteriori l’efficacité des circuits de traductions non-autorisés, mis en place avant 1989 (p. 536). Le contexte politique une fois banalisé après la chute du mur de Berlin et une fois dissipée la dimension fortement distinctive et donc « exportable » de ces espaces littéraires (le message politique, la couleur locale, le pouvoir de témoignage et la force documentaire, les intrigues et les débats autour des publications), s’y installent les mêmes mécanismes caractérisant le marché éditorial international, indépendamment des conditions du transfert. Ceci montre l’impact de la situation politique sur le transfert littéraire.
L’étude de Ioana Popa est une contribution importante à la sociologie de la circulation internationale des biens culturels - par le biais de la traduction comme paradigme du transfert littéraire - et à la sociologie des professions littéraires. Elle apporte aussi un éclairage sociologique sur la structuration des relations culturelles et internationales entre Est et Ouest, et notamment sur l’institutionnalisation de ces relations dans des contextes historiques politisés. L’espace de coopération subit des transformations structurelles, selon la visée des politiques culturelles tant extérieures qu’intérieures, ce qui conduit à la surdétermination du transfert.
Parmi les mérites de cet ouvrage, les lecteurs avisés apprécieront, sans aucun doute, la rigueur scientifique et méthodologique de la recherche, la richesse de l’information, la valeur informative et documentaire des données, le caractère inédit des données empiriques qui va de pair avec l’abondance d’exemples et de cas mis en discussion (le corpus de 891 livres traduits dans la période concernée, les flux de traductions tendant à l’exhaustivité), la bibliographie impressionnante qui témoigne de la multidisciplinarité de l’approche. Les précisions méthodologiques portant sur l’enquête sociologique (variables, modalités, travail de terrain pour la réalisation des 90 entretiens), sur l’analyse de la population d’auteurs et de traducteurs, sur la constitution de la base de données à partir des recherches bibliométriques, contribuent aussi à la complexité de cet ouvrage.
Des nouvelles pistes de recherche sont ouvertes, invitant des disciplines complémentaires à approfondir le débat par leurs investigations spécialisées. Une étude sur la traduction ne peut pas ignorer le processus de traduction proprement dit, la mise en contact des textes et l’observation des transformations subies. Tout comme l’éclairage sociologique définit le cadre de l’analyse du phénomène de traduction et ses déterminations de nature sociale, culturelle et politique, l’éclairage traductologique apporterait des précisions importantes sur le transfert, les logiques de médiation et les enjeux que la traduction déclenche au niveau du système mondial de la circulation des idées et des biens culturels [3]. Une sociologie du processus de traduction qui tienne compte de l’analyse du fonctionnement des normes opérationnelles [4] dans le cadre du transfert s’imposerait. Sans limiter la traduction au simple transfert interlinguistique, il est néanmoins important de tester les hypothèses sociologiques sur les textes mêmes qui sont capables de révéler les manifestations et les enjeux du transfert des idées et du capital politique et culturel dans des conditions déterminées historiquement.