Par Karim Hammou [1]
Cet ouvrage collectif, hommage à l’œuvre et à la personne de Danièle Kergoat, rassemble près d’une trentaine de brèves contributions. La forme comme le ton du livre proposent un parcours atypique dans la trajectoire intellectuelle, professionnelle et militante d’une sociologue, associant des témoignages personnels sur la rencontre et le travail avec Danièle Kergoat à une présentation de ses principales enquêtes de terrain et de quelques uns de ses apports conceptuels majeurs. Se succèdent ainsi le point de vue de collègues et ami-e-s de la même discipline (Bloch, Hirata, Le Feuvre, Pfefferkorn, Segnini, Trat, Zarifian...) ou de disciplines avec lesquelles Danièle Kergoat a noué un dialogue fécond (Boutet, Cristofari, Dejours, Lara, Martin, Messing, Molinier, Pezé, Seifert, Teiger, Vladimirova...), de chercheur-e-s dont elle a dirigé la formation doctorale (Dunezat, Galerand, Heinen, Lada) et, plus largement de compagnes et de compagnons de route (Chenal, Jenny, Kergoat, Lagache, Moulié, Pujol, Rojtman...).
L’introduction rappelle brièvement le parcours scientifique de Danièle Kergoat. Celle-ci intègre la recherche publique au milieu des années 1960. Ses premiers travaux portent sur le groupe ouvrier d’une usine, au sein duquel elle met en évidence l’existence d’un clivage entre ouvriers et ouvrières : la classe laborieuse a deux sexes. Elle crée à la fin des années 1970 une équipe de recherche consacrée à la division sociale et sexuelle du travail, qui est pérennisée en 1984 sous la forme d’une équipe de recherche CNRS. Ses travaux défendent dès lors l’importance d’une problématisation des rapports sociaux de sexe, et plus largement d’une sociologie des rapports sociaux attentive à penser ensemble les rapports sociaux de classe, de sexe et de « race ». La notion de rapports social suggère l’existence d’antagonismes sociaux, noués autour d’enjeux précis (la division du travail, sa rémunération...) produisant à la fois une différenciation et une hiérarchisation entre groupes.
Les trois premières parties de l’ouvrage rassemblent des contributions autour des principaux axes de recherche de Danièle Kergoat : les notions de rapports sociaux de sexe (I), de division sexuelle du travail (II), et la question de la subjectivité dans les rapports sociaux (III). Les contributions résument et contextualisent la réflexion de Kergoat sur ces questions, en l’inscrivant dans le paysage institutionnel et intellectuel où elle a émergé. Pascale Molinier revient notamment sur l’idée de « syllogisme du sujet sexué féminin » [2], dont elle commente la portée dans le cadre d’une interrogation sur la conscience dominée. Ces trois premières parties mesurent ainsi l’apport conceptuel de Danièle Kergoat, à la fois du point de vue de la discipline sociologique et dans la trajectoire intellectuelle et personnelle des contributeur-e-s. Xavier Dunezat et Elsa Galerand soulignent par exemple comment la confrontation avec la pensée et la pratique de recherche de Danièle Kergoat, qui a dirigé leur thèse, les a conduit à comprendre le concept de division sexuelle du travail non plus de façon descriptive, mais dans sa portée analytique : « nous n’avions pas compris que cette division du travail est logiquement antérieure à l’existence des groupes de sexe, qu’elle est au fondement de la fabrication d’hommes et de femmes dans la théorisation de Danièle. » (p.27)
Les trois parties suivantes décrivent des horizons d’extension et de discussions des recherches de Danièle Kergoat, qu’il s’agisse de croiser les disciplines (IV), d’aller à la rencontre de situations sociales et de chercheur•e•s hors de France (V), ou de travailler à l’articulation entre enquête de terrain, production théorique et luttes sociales (VI). La contribution de Josiane Boutet revient sur la conception du travail pluridisciplinaire qu’elle partage avec Danièle Kergoat, soulignant qu’il ne s’agit pas de mettre en relation des disciplines dans leur ensemble, mais bien d’articuler « des problématiques en sociologie avec des problématiques en linguistique » (p.118), par exemple. Chercheuses et militantes témoignent de l’intérêt des discussions nouées avec Danièle Kergoat et avec son œuvre, esquissant les conditions de rencontres intellectuelles et humaines heureuses. Josette Trat décrit ainsi le cheminement de Danièle Kergoat, depuis l’enquête sur les ouvrières de Bulledor à la fin des années 1960 jusqu’à celle portant sur la mobilisation des infirmières à la fin des années 1980. Issu de ce cheminement, le concept de mouvement social sexué (p.203) confirmera sa fécondité dans de nombreux travaux au cours des années 2000.
La septième partie de l’ouvrage décrit la contribution de Danièle Kergoat à une pratique collective de la recherche, via la discussion, l’édition ou la transmission des savoirs sociologiques. Emmanuelle Lada revient plus particulièrement sur le « séminaire doctorant-e-s » (p.221) encadré par Danièle Kergoat, préfiguration du réseau thématique 24 (« Genre, classe, race. Rapports sociaux et construction de l’altérité ») à l’AFS. Elle décrit de façon précise comment ce lieu de réflexion collective a alimenté les travaux des unes et des autres. Si cette dernière partie souligne plus particulièrement le caractère collectif de l’engagement scientifique de Danièle Kergoat, il s’agit là d’une dimension transversale à l’ensemble de l’ouvrage. L’un des mérites de ce recueil est bien de laisser percevoir un aspect de la recherche souvent éludé : sa dimension collective et incarnée. Loin de présenter la sociologie des rapports sociaux comme une pure théorie, les différentes contributions décrivent, par touches successives, une pratique sociale de la recherche.
Ce livre trace donc les contours d’une trajectoire de recherche singulière dans laquelle des femmes, des hommes et leurs idées se rencontrent, dans laquelle les conceptions du social se déplacent, intégrant les apports et les questionnements de pratiques de recherche autres. On regrettera peut-être, une fois l’ouvrage refermé, que le point de vue de la principale intéressée sur ces rencontres et sur son propre parcours intellectuel et personnel n’ajoute pas sa touche aux contributions rassemblées en son hommage. Quoi qu’il en soit, l’ouvrage offre une introduction vivante à l’œuvre de Danièle Kergoat, et invite à (re)lire les textes les plus souvent cités dans ces pages [3], et à découvrir les autres - il se clôt d’ailleurs sur une bibliographie détaillée des publications de Danièle Kergoat.