Par Igor Martinache
Alors que le festival de Cannes [1] vient de rendre son verdict, on peut s’étonner de l’absence au palmarès du dernier film d’Arnaud Desplechin et de sa pléiade de stars [2] . Réalisateur du jubilatoire Rois et Reine (2004), ainsi que de La Sentinelle (1992), son premier film, Comment je me suis disputé (ma vie sexuelle) (1996), Esther Kahn (2000) et Léo en jouant « Dans la compagnie des hommes » (2004) (adaptation très personnelle de la pièce d’Edward Bond avec le prodigieux Sami Bouajila), Desplechin revient sur ses terres -et thèmes-d’origine dans un scénario co-écrit une fois de plus avec Emmanuel Bourdieu, fils d’un illustre chercheur (...) et lui-même réalisateur de films très imprégnés de sociologie, Candidatures (2001), court-métrage sur les moeurs qui ont cours dans les recrutements universitaires [3], Verts paradis (2004) - où un jeune normalien se met en tête de réaliser une enquête sociologique sur la formation des couples dans son Béarn natal [4]- et Les amitiés maléfiques (2006) - qui interroge finement la question de la domination au coeur des relations amicales de jeunes étudiants en lettres parisiens.
Roubaix, ville natale d’Arnaud Desplechin, sert donc de décor à cette histoire, qui s’apparente autant à un conte de Noël que La vie de Jésus (Bruno Dumont, 1997) à Bienvenue chez les Ch’tis (Dany Boon, 2007). Tout commence quarante ans plus tôt. On serait à la réflexion plus proche de la tragédie grecque ou du roman naturaliste du XIXème siècle. Tout commence il y a une quarantaine d’années [5], ainsi que le présente un petit théâtre de marionnettes : Abel (Jean-Paul Roussillon) et Junon (Catherine Deneuve) Vuillard ont deux enfants, Joseph et Elizabeth (Anne Consigny). Les médecins découvrent alors que l’aîné est atteint d’une forme génétique rare de leucémie, pour laquelle il doit recevoir une greffe de moelle osseuse. Ni ses parents, ni sa soeur cadette n’étant compatibles, Abel et Junon décident de concevoir un troisième enfant en espérant qu’il le soit. Peine perdue, Joseph meurt en effet à sept ans avant la naissance d’Henri (Mathieu Amalric). Naîtra un quatrième enfant, Ivan (Melvil Poupaud).
Plusieurs décennies plus tard, Elizabeth est devenue une célèbre dramaturge liée avec un grand mathématicien aussi doué qu’absent (Hippolyte Girardot), tandis qu’Henri, éphémère administrateur de théâtre court d’arnaques en coups plus ou moins mauvais. Un jour cependant, alors qu’une partie des Vuillard est réunie autour d’Henri à l’occasion de son procès, Elizabeth à bout de haine demande solennellement qu’en échange du remboursement de ses dettes, son cadet soit banni de la famille et ne rentre plus jamais en contact avec elle d’aucune façon. Bien évidemment, le juge ne peut prononcer une telle sentence. Il n’empêche, la norme sociale est bien édictée, rappelant que ce type de règles peut s’avérer bien plus « puissant » que les normes juridiques [6].
Plusieurs années passent encore, et la famille jusque-là dissoute est de nouveau réunie à l’occasion des fêtes de Noël, et surtout d’un autre événement : la maladie de Junon, qui a à son tour besoin d’une greffe de moelle osseuse. Seuls deux donneurs s’avèrent compatibles : Paul (Emile Berling), le fils d’Elizabeth et Claude, et Henri, comme s’il existait, contre toute attente, un mystérieux lien entre les deux personnages, manifestée d’ailleurs par une apparente maladie mentale.
Pour compléter le tableau, ajoutons qu’Ivan a vaincu sa maladive timidité d’adolescence en épousant son amour d’adolescence, Sylvia (Chiara Mastroaianni), et tous deux sont parents de deux bambins bien éveillés, Baptiste et Basile ; et Simon (Laurent Capelutto), artiste-peintre porté sur la bouteille et neveu de Junon qui a grandi avec les enfants Vuillard complète une fratrie, dont il a surtout constitué jusque-là le seul lien lors de leur « exil » parisien. Enfin, Faunia (Emmanuelle Devos) vient à l’improviste complèter la réunion de famille, amenée telle une béquille morale par un Henri dont elle semble la seule à comprendre les coups de « folie ». Une folie bien relative, qui s’apparente davantage à la propriété du « fou du roi », consistant à dire tout haut ce que les autres pensent plus bas, contraints au silence par la nécessité de maintenir les conventions sociales et plus exactement à « sauver la face » selon l’expression d’Erving Goffman.
Inutile de développer davantage l’histoire de ce film pour comprendre qu’il ouvre la boîte noire de la famille, interrogeant plus précisément les frontières de cette institution devenue de plus en plus relationnelle, comme l’avait déjà bien diagnostiqué Durkheim [7]. La démarche n’est certes pas très originale, loin de là dans le cinéma (il serait à vrai dire impossible de recenser tous les films accordant une place centrale au thème de la famille), et certains observateurs ont même remarqué la popularité du thème dans le cinéma actuel (comme du reste dans la société), mais le traitement l’est davantage. Il interroge ainsi la question des frontières de la parenté [8] en mettant notamment bien en scène la tension entre liens de filiation et d’alliance. Qui est le plus « inclus » dans la famille d’Henri ou de Claude qui en viennent aux mains (si on peut dire...) à un moment ? Ne peut-on dire que Joseph, l’enfant disparu, est toujours au coeur de la famille Vuillard de par les effets qu’il continue à y exercer ? Et que dire de la greffe, qui loin de se limiter à un simple acte chirurgical, représente pratiquement un « fait social total » selon la définition de Marcel Mauss, ainsi que le suggère également le récent témoignage d’Olga et Christian Baudelot [9].
Au fond, si la famille semble tellement importante pour nos contemporains, n’est-ce pas justement parce qu’elle pose clairement la question apparemment si problématique aujourd’hui du lien social ? De ce point de vue, filiation et alliance semblent en effet constituer des cas particuliers des deux formes de solidarité que Durkheim avait mis en évidence : respectivement solidarités mécanique et organique [10] ? Cette question de la communauté, qui semble traverser le film de part en part (que signifie pour les enfants cette ville de Roubaix où ils ont grandi maintenant qu’ils vivent à Paris ?), et qui se pose y compris pour la troupe des acteurs (ainsi, Emmanuelle Devos, Mathieu Amalric ou Jean-Paul Roussillon sont-ils par exemple des « fidèles » d’Arnaud Desplechin, un phénomène loin d’être original dans le cinéma français, il suffit de penser à la troupe de Robert Guédiguian récemment évoquée ici), n’est qu’une des nombreuses clés de lecture « sociologique » que l’on peut trouver dans ce film. A vous d’en découvrir d’autres, sans oublier pour autant de profiter du plaisir sensible que nous procure le jeu de ses acteurs épatants. Ce n’est « que » du cinéma après tout...