Par Igor Martinache
Ce qui suffit à justifier sa place sur un site consacré aux sciences sociales, c’est qu’inspiré par de longues conversations de la réalisatrice avec Antoine d’Agata, photographe de l’agence VU, Un homme perdu n’a pas peur d’affronter les clichés. Bon, le jeu de mots est facile, mais à première vue, on croirait bien faire face à une série de stéréotypes : des sociétés arabes puritaines, un voyageur occidental qui se comporte comme en terrain conquis, un homme ténébreux pratiquement réduit au silence par l’expérience de la guerre... La liste pourrait être longue. Et pourtant, à y regarder de plus près, le film présente un véritable intérêt, y compris pour un regard sociologique.
On y suit les pérégrinations en Jordanie et au Liban de Thomas Koré (Melvil Poupaud), jeune routard en quête de sensations extrêmes. Son passe-temps favori consiste ainsi à immortaliser ses ébats nocturnes par une salve de photographies. Un beau jour, son objectif surprend une femme et un homme en train de s’embrasser près des toilettes d’une station-service, lorsque la police arrive et embarque tout ce petit monde. Rapidement relâché après les admonestations d’usage, Thomas décide d’engager l’homme (Alexander Siddig) comme « assistant », un poste aussi indéfini que l’origine de ce dernier. Fouad, comme il se prénomme, s’avère en effet aussi avare en paroles que son regard semble exprimer un lourd passé. S’ensuit une sorte de chassé-croisé de séduction-répulsion entre les deux hommes, que semble surtout réunir cette condition d’ « homme perdu ».
Au-delà d’une esthétique indéniablement originale, en particulier au cours des nombreuses scènes érotiques, Un homme perdu porte un certain nombre de messages sociologiques. Ainsi, dans ces scènes justement, qu’il serait difficile de qualifier d’amour, Danielle Arbid vient interroger notre rapport au corps, et plus précisément à la nature beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît entre sentiments et sexualité. Le personnage de la prostituée marocaine que Thomas rencontre dès le début du film est ainsi particulièrement intéressant, en cela que, tout en jouant le jeu de son amant, elle semble très rapidement l’envelopper d’une affection quelque peu paradoxale. Et, plus peut-être que le thème quelque peu rebattu du puritanisme hypocrite de nos sociétés (et qui n’est pas - faut-il le rappeler ? - l’apanage des pays musulmans), c’est aussi la hiérarchisation des comportements sexuels que le film vient mettre en lumière [1]. Ainsi, comme le dit crûment un policier qui rappelle Thomas à l’ordre, « un homme avec une femme, c’est bien. Mais un homme avec un homme, ou un homme avec une femme avec un homme, c’est mal ». Et, rajouteraient Fouad et la plupart des hommes rencontrés, « un homme avec une femme avec un appareil photo, c’est presque aussi mal ».
Mais à travers ces deux personnages que tout oppose a priori, c’est bien le thème de l’exil que Danielle Arbid, partie du Liban pour la France en 1987 à l’âge de 17 ans, entend placer au centre de son film. Comme elle le raconte dans les entretiens qu’elle a donnés autour du film, « avec le temps, j’ai l’impression de perdre de vue ce pays d’où je viens, comme un bateau qui disparaît à l’horizon. Comme si ma vie n’était ni tout à fait là-bas, ni tout à fait ici. C’est la raison pour laquelle je voulais raconter l’histoire de deux hommes, et non d’un seul. Deux hommes qui finissent par être le recto et le verso du même ». On ne peut s’empêcher de songer aux travaux d’Abdelmalek Sayad sur la « double absence », la condition particulière des travailleurs migrants [2]. Cet ancien instituteur kabyle rencontré par Pierre Bourdieu lors de ses premières recherches avant de devenir un des sociologues majeurs de la migration et du déracinement, se plaisait à rappeler que l’émigration et l’immigration étaient deux phénomènes indissociables, comme le « recto et le verso de la même feuille ». Il montra notamment comment les migrants pouvaient devenir des « enfants illégitimes » exclus tout à la fois de leur pays d’origine et de leur terre d’ « accueil ». Cette confusion entre appartenance familiale et nationale est elle-même présente dans le film, puisque l’on découvre que, sous deux modalités différentes, Thomas et Fouad ont rompu leurs attaches familiales. D’où la nécessité pour ces derniers de s’organiser politiquement selon Abdelmalek Sayad, manière sans doute de se reconstituer une famille et donc une patrie.
Ce bref développement apparaîtra sans doute platement évident à bien des lecteurs, mais au vu des politiques actuelles à l’égard des « étrangers », il semble plus que jamais nécessaire de rappeler non seulement la co-dépendance dans laquelle sont les sociétés d’accueil et de départ des migrants (en vertu de laquelle la migration est rarement la résultante d’un choix « libre et non faussé », mais s’inscrit dans une série de dépendances comme du reste la plupart des phénomènes sociaux), mais aussi et surtout que la migration est une expérience qui se vit dans le plus intime de l’être. La piqûre de rappel administrée ainsi par Danielle Arbid apparaîtra peut-être un peu trop subtile à certains, mais elle n’en est pas moins nécessaire. Faute de quoi, nos politiques d’ « inhospitalité » [3] vont continuer à fabriquer toujours plus de femmes et d’hommes perdus. Dans tous les sens du terme.