Par Eloïse Girault [1]
Joan Tronto est actuellement professeure de théorie politique au Hunter College de l’Université de New York. Elle est l’auteure de nombreux articles sur le care et le genre, sur les femmes dans la vie politique américaine et la théorie politique féministe. Par ailleurs, elle est, depuis longtemps, engagée dans le combat féministe qui lui semble « incarner un souci de justice et rendre hommage à l’ordinaire de la vie de femmes, d’enfants et d’hommes de toutes races, de toutes religions et de toutes origines ethniques » (p. 19). Il faut noter que le présent ouvrage a été initialement publié en 1993 sous le titre Moral Boundaries. A political argument for an ethic of care [2], puis traduit en français par Hervé Maury. Cet essai emprunte à la fois au registre intellectuel et politique. D’un côté, J. Tronto prend position dans le débat suscité par les travaux en psychologie du développement moral de Lawrence Kohlberg [3], débat nourri notamment par les remarques critiques de Carol Gilligan [4]. Mais elle revient aussi sur ses expériences militantes et affirme des convictions idéologiques et politiques profondes. Elle déclare notamment son espoir de voir s’affirmer « un monde où la sollicitude des personnes les unes pour les autres serait un principe valorisé de l’existence humaine » (p. 20).
L’ouvrage débute par un constat. J. Tronto remarque que, loin de ne concerner que le secours aux plus démunis, le car - que l’on peut définir comme la « sollicitude » et/ou le « soin » [5] - est indispensable à la vie de chaque être humain. Pour autant, cette notion ne joue pas un rôle important en théorie morale. Ainsi, à l’exception de quelques théoriciennes féministes, peu de spécialistes de philosophie morale s’y sont intéressés. Par ailleurs, le care est une activité socialement dévalorisée. L’auteure s’interroge donc : « que signifierait, dans nos sociétés modernes contemporaines, prendre au sérieux, comme faisant partie de notre définition d’une société bonne, les valeurs du care - prévenance, responsabilité, attention éducative, compassion, attention aux besoins des autres - traditionnellement exclues de toute considération publique » (p. 28) ? Selon Joan Tronto, répondre avec sérieux à cette question suppose « une transformation radicale de la manière dont nous concevons la nature et les frontières de la morale » ainsi qu’un « renouveau, tout aussi radical, de la réflexion sur les structures de pouvoir et le situation de privilèges » (p. 28). L’auteure s’attèle donc ici à déconstruire « les idées ou les valeurs qui fonctionnent comme des frontières, en ce qu’elles excluent toute prise en considération d’autres idées de la morale » (p. 32).
Selon Joan Tronto, la première et la plus importante des frontières morales dont nous aurions à tenir compte est celle qui s’établit entre la morale et la politique [6]. Il s’avère qu’« au lieu de considérer morale et politique comme un ensemble d’idées congruentes et étroitement liées, la plupart des théoriciens du politique contemporains considèrent la relation entre politique et morale des deux manières suivantes » (p. 34). Politique et morale sont ainsi soit pensés sous un rapport instrumental, soit considérés comme des domaines de la vie qu’il convient de maintenir séparés aussi nettement que possible. Cette frontière a comme effet d’occulter « le fait que le pouvoir a besoin d’un fondement moral et [...] que la vertu exerce en retour une sorte de pouvoir » (p. 134). L’auteur attire aussi notre attention sur une seconde frontière, celle du « point de vue moral ». Cette dernière suppose que les jugements moraux soient formulés d’un point de vue distant et désintéressé. Dans cette perspective, la morale apparaît comme un domaine situé au-delà même des émotions et des sentiments et, de ce fait, n’appartient qu’à la raison. De fait, « toute analyse de la morale faisant appel aux émotions, aux circonstances de la vie quotidienne et aux conditions politiques semble nécessairement dénaturée par l’intrusion au sein de cet univers d’éléments non rationnels et idiosyncrasiques » (p. 37). De même, la théorie du « point de vue moral » nous empêche de situer les théories morales dans un contexte politique et dans les relations de pouvoir qui en découlent. L’auteure réfute cette perspective, estimant que la morale est toujours contextuelle et historicisée, même lorsqu’elle revendique l’universalité.
La troisième frontière que souligne Joan Tronto est celle qui s’établit entre vie publique et vie privée. Cette dernière n’est pas sans effet sur la condition féminine. En effet, « si la ligne de partage spécifique entre vie publique et vie privée change au cours du temps et selon les aires culturelles, il existe dans l’ensemble de la pensée occidentale une division entre vie publique et vie privée où les femmes sont assignées au domaine privé. Ainsi, même si les femmes [peuvent] démontrer qu’elles possèdent un ensemble de qualités morales propres, elles [sont] facilement circonscrites dans la sphère privée et familiale » (pp. 37-38). L’existence de cette frontière entre vie publique et privée tend notamment à neutraliser l’argument de la « moralité des femmes ». Il faut rappeler que « tout au long du XXème siècle, afin d’améliorer la position des femmes dans la sphère publique, nombre de leurs partisans ont utilisé comme instrument de promotion politique l’idée selon laquelle elles seraient plus morales que les hommes. [...] La « moralité des femmes » est donc apparue, non seulement comme une réalité de la vie, mais aussi comme une stratégie convaincante du changement politique » (p. 25). L’argument ne s’est jamais révélé payant, en raison des idées et valeurs qui entravent la théorie féministe.
Joan Tronto ne propose pas d’abolir ces frontières, mais de les redéfinir afin d’inclure la possibilité d’une participation de plein droit des femmes à la vie publique et de fonder une « éthique du care ». Dans cet essai, elle s’interroge : quelle est l’origine de ces frontières ? Quel rôle stratégique jouent-elles ? Qui est inclus et qui est exclu par le tracé de ces frontières morales ? Quelles sont les conséquences de ce découpage ? Selon l’auteure, ces « lignes de partage » sont apparues en Europe au XVIIIe siècle, siècle marqué par d’importantes transformations sociales et économiques. Rappelons que c’est à cette époque que la vie économique commence à s’écarter de la vie familiale ; les sphères domestique et productive tendent à se séparer. Parallèlement, la famille devient une sphère davantage privée. Joan Tronto constate que cette mutation des « formes de vie » s’est accompagnée d’une évolution des idées sur la distance sociale et d’une transformation de la pensée morale. « Dès le XVIIIème siècle, les individus sont quotidiennement en rapport avec un plus grand nombre de personnes, se déplacent sur de plus grandes distances et réfléchissent davantage en termes de « public » » (p. 64). Tandis que se développe une plus grande distance sociale par rapport à ceux que l’on considérait comme proches, ceux qui étaient plus distants apparaissent plus proches : « un sentiment plus vif d’une commune humanité s’est renforcé tout au long du siècle » (p. 70).
Ces transformations de la notion de distance sociale ne sont pas sans poser difficulté aux penseurs européens. Les théories morales fondées sur les ressources du local n’apparaissent plus viables. En s’appuyant sur les travaux de trois grands moralistes des Lumières écossaises (Francis Hutcheson, David Hume, Adam Smith), Joan Tronto montre que « sur toute la durée du XVIIIème siècle, la morale qui s’appuyait sur un contexte social particulier s’est révélée inadéquate et la morale fondée sur des prémisses universelles en est venue à prédominer » (pp. 55-56). On assiste alors au passage d’une certaine confiance accordée aux théories morales contextuelles à une acception générale de la morale universaliste. Il faut aussi souligner qu’au cours des Lumières écossaises, « l’espoir d’une vie morale fondée sur des sentiments moraux raffinés est devenu moins plausible » (p. 84). Mais « à mesure que les sentiments moraux purs ont été écartés de la vie morale par des penseurs acquis à l’idée qu’elle devait être (au moins en partie) contrôlée et modérée, ces sentiments purs ont été de plus en plus localisés au sein du foyer. Là, ils ont été affectés aux gardiennes de la famille, les femmes » (pp. 90-91). Alors que la famille apparaît comme un antidote à la vanité, à la corruption et à l’intérêt personnel - caractéristiques de la sphère publique -, il est revenu aux femmes d’incarner les sentiments de sympathie, de bienveillance et d’humanité. C’est donc durant le XVIIIème siècle que se noue l’association entre « moralité des femmes » et sentiments moraux.
Après avoir mis en exergue les conditions socio-historiques qui ont permis la construction des « frontières morales », J. Tronto explore, dans un second temps, les débats relatifs à la psychologie du développement moral. Elle montre que, malgré leur prétention à l’universalité, la majorité des théories morales contemporaines maintiennent les positions des privilégiés et ne parviennent pas à changer les termes du débat sur la morale et le genre. Les travaux de L. Kohlberg constituent un point de départ obligé. [7] Joan Tronto adresse une série de critiques aux recherches de Kohlberg (pp. 102-113). [8]. Dans un second temps, elle présente les travaux de Carol Gilligan, qui a développé une approche critique de la théorie de Kohlberg. De manière générale, elle valide sa méthode et son cadre de travail, conservant, par exemple, la notion de « stades de développement ». En outre, elle partage avec lui l’idée selon laquelle la morale est définie par un processus de pensée, plutôt que par un ensemble de principes essentiels. Mais elle relève un biais de genre dans le travail de Kohlberg. Elle affirme l’existence d’une « voix morale différente », renvoyant le plus souvent à l’expérience des femmes [9]. Selon elle, les femmes auraient une sensibilité morale différente de celle des hommes ; elles seraient plus proches du domaine du concret et du soin. De manière générale, C. Gilligan en vient à distinguer l’« éthique de la justice et des droits » et l’« éthique du care et de la relation ». [10] Pour C. Gilligan, il est indéniable que l’éthique du care est liée au genre. Joan Tronto estime pour sa part qu’une telle argumentation ne résiste pas à examen empirique (pp. 124-126). Comment expliquer alors que ces recherches postulant une « voix différente » emportent l’adhésion ? Il semble que l’argumentation de C. Gilligan vienne renforcer certains préjugés sur le genre, ce qui facilite incontestablement sa réception. Ainsi, « l’idée que les femmes ont une sensibilité morale différente de celle des hommes, plus proche du concret et du domaine du soin, est un argument admis de longue date dans la culture américaine ». « Il tire en partie sa force d’idées sexistes traditionnelles sur les rôles de genre. Ainsi, les femmes sont considérées comme étant moins délinquantes, plus maternelles, moins portées au mensonge, etc. » (p. 124). Par ailleurs, l’argument de Gilligan apporte une caution quasi-scientifique à l’idée que les hommes et les femmes sont essentiellement différents. Or, « même si l’essentialisme a connu des temps difficiles dans la théorie féministe au cours des dernières années, il demeure largement accepté » (p. 124).
Dans la troisième partie de l’ouvrage, intitulée « Pour une éthique du care », J. Tronto s’efforce de changer les termes du débat sur la morale et le genre. Pour ce faire, elle examine comment le parti d’accorder de la valeur aux activités humaines du care peut transformer nos valeurs. Une telle réévaluation nous engage dans un processus autant politique que moral. Inévitablement, « le monde nous semblera différent si nous déplaçons le care de la position périphérique qui est actuellement la sienne pour lui assigner une place plus proche au cœur de la vie humaine » (p. 141). J. Tronto propose une définition précise du care (la « sollicitude » et/ou le « soin »), suggère qu’il soit « considéré comme une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre « monde », de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible » (p. 143). Pour l’auteure, le care ne se limite donc pas aux interactions que les humains ont avec les autres. Il convient d’y inclure aussi les soins que nous pouvons apporter à des objets et à notre environnement. Il faut souligner que, pour Joan Tronto, le soin n’est pas simplement une préoccupation intellectuelle, ou un trait de caractère. C’est aussi et surtout une pratique concrète qui se déploie selon un processus qui comporte quatre phases : « caring out » (se soucier de), « taking care of » (prendre en charge), « care giving » (prendre soin), « care receiving » (recevoir le soin). Des conflits existent souvent entre chaque phase, voire au sein de chaque phase.
Définir le care permet de réaliser la place particulièrement importante qu’il occupe dans notre vie et de s’interroger, avec Joan Tronto : pourquoi le soin a-t-il si peu retenu l’attention des théoriciens, sociologues, politistes et philosophes ? Pourquoi le care n’est-il pas une catégorie centrale de l’analyse de la société ? « Dans notre société, le care et les éléments qui le composent sont souvent l’objet de discussions et de réflexions, mais pas sous une forme systématique » (p. 155). Joan Tronto développe la thèse selon laquelle il existerait dans nos sociétés modernes une division implicite. « Je pense, écrit-elle, que nous nous rapprochons de la réalité lorsque nous disons que le « souci des autres » et la « prise en charge » sont les obligations des puissants ; il est laissé aux moins puissants de prendre soin des autres et de recevoir le soin » (p. 158). Si le travail de soin est dévalorisé, la sollicitude l’est également sur un plan conceptuel, car elle est reliée à la sphère privée, à l’émotion et à la nécessité. Joan Tronto réfute cette association, affirmant que les émotions et les dispositions morales ne constituent qu’un aspect du care. [11] Quoi qu’il en soit, nous ne serons capables de transformer le statut du care et le statut de ceux qui effectuent le travail de soin que si nous l’envisageons sous un angle politique. Il faut d’abord prendre acte que les conceptions libérales de l’autonomie individuelle rejettent la dépendance, parce que cette dernière implique que ceux qui se préoccupent des dépendants peuvent exercer un pouvoir sur eux. Joan Tronto défend, quant à elle, une position différente. Elle remarque que « si nous n’avons pas tous besoin de l’aide des autres en toutes circonstances, notre autonomie ne s’acquiert qu’après une longue période de dépendance et, à bien des égards, nous restons dépendants des autres tout au long de notre vie » (p. 212). C’est précisément cette intrication de l’autonomie et de la dépendance qui fait la condition humaine. L’auteur remarque, en outre, qu’on ne peut construire une éthique du care qu’en passant d’une égalité formelle à une égalité réelle de tous les citoyens. Par ailleurs, elle incite à « reconsidérer cette représentation de la vie comme considérée comme séparée entre sphères publique et privée » (p. 215).
Au final, il faut retenir que cet essai réintègre la question éthique du care au cœur même de la sphère politique, en la définissant comme une pratique processuelle, contextualisée et située. Le care n’est pas seulement une attitude morale et un travail : c’est un idéal politique qui dessine les qualités des citoyens pour une société réellement démocratique [12]. A ce propos, Sandra Laugier et Pascale Molinier soulignent « la radicalité politique et la force critique de la perspective du care : sur la réflexion politique et morale (par-delà les discours convenus sur la précarité), sur les politiques sociales, sur les rapports et les inégalités entre femmes, sur les pratiques ordinaires de la « conciliation », sur les traitements de la famille dans les politiques publiques » [13]. La qualité de cet ouvrage réside dans son parti pris de déconstruire certaines frontières morales et dans le caractère méthodique de cette déconstruction. Joan Tronto ne se contente pas de refuser la posture essentialiste. Elle propose une analyse des conditions historiques qui ont favorisé l’association entre « moralité des femmes » et sentiments moraux. Ce faisant, elle démythifie l’idée selon laquelle quelque chose d’inhérent aux femmes les associe aux sentiments moraux plutôt qu’à la raison, au particulier plutôt qu’à l’universel.