Par Sébastien Fleuriel [1]
La sortie quasi simultanée de deux ouvrages traitant des relations que les activités sportives entretiennent avec le procès de mondialisation ou de globalisation n’est sans doute pas une coïncidence. Elle traduit les préoccupations communes de chercheurs pourtant placés en deux points distincts du champ académique : celui de l’histoire avec L’empire Des Sports. Une Histoire De La Mondialisation Culturelle [2], et de l’anthropologie pour "Les Cultures Sportives Au Regard De La Globalisation", issue du Journal des Anthropologues(JDA) [3].
La convergence ne se limite pas au titre ni au thème. Il est en effet frappant de constater combien les deux livraisons collectives discutent à la fois les mêmes références d’auteurs (Appadurai, Braudel, Darbon, Elias, Guttmann, Maguire, Senghor,...), recoupent les mêmes cadres d’analyse théoriques et épistémologiques, et souvent les mêmes objets sportifs (le football, le judo, la chasse, le cyclisme, les sports gaéliques,...). Et il est fort probable que tout cela ne soit pas le produit d’une orchestration ou concertation délibérée mais bien plutôt un effet de champ, en l’occurrence scientifique, qui parvient à faire partager sur une même période et à des chercheurs qui n’ont pas besoin de se connaître nommément, un même ensemble de préoccupations scientifiques.
De fait, quatre ans après la sortie de l’ouvrage dirigé par Fabien Ohl, Sociologie Du Sport. Perspectives Internationales Et Mondialisation [4], et l’organisation l’année suivante d’un congrès sur le thème de « du local au global : le sport enjeu de culture et de développement » par la Société de Sociologie du Sport de Langue Française (3SLF) [5], le chantier reste manifestement ouvert pour penser ce que le sport peut dire de la mondialisation et/ou de la globalisation et réciproquement ce que celles-ci font aux sports. Il y aurait sans doute lieu de s’attacher à montrer au préalable les déterminants sociologiques d’un tel effet d’imposition thématique autour de la mondialisation, du corpus de connaissances qu’il contribue à produire mais peut-être aussi des angles morts qu’il délaisse, notamment quant à l’extrême hétérogénéité formelle du statut même de sportif dans un contexte pourtant mondialisé, ou du moins pensé comme tel.
On soulignera d’un point de vue épistémologique, les précautions liminaires que prennent les auteurs coordonnateurs (Allen Guttmann pour la préface puis Pierre Singaravélou et Julien Sorez pour l’introduction de L’empire des sports ; Laurent Sébastien Fournier et Gilles Raveneau pour le Journal des Anthropologues) à ne pas faire advenir ce qu’ils entendent précisément défaire, en ne sacrifiant pas trop vite à la réification de la notion même de mondialisation par un rappel de l’antériorité des processus d’internationalisation et de circulations transnationales des pratiques et des pratiquants d’une part, ainsi que par la polarisation sur le local comme échelle pertinente d’analyse d’autre part.
Que retenir au final de ces 24 contributions (11 pour L’empire des sports, 13 pour le JDA) en dehors de l’effet de patchwork immanquablement produit par l’extrême richesse des données factuelles accumulées ? D’abord que l’histoire comme l’anthropologie se saisissent globalement toutes deux de leur objet avec des outils et des méthodes sensiblement équivalents privilégiant l’épreuve des faits pour ne pas céder à l’analyse d’un phénomène éthéré et déconnecté de toute réalité, faisant de la mondialisation « une force autonome, hypostasiée, extérieure à la pratique des acteurs » pour reprendre les propos d’Anne-Christine Trémon (JDA, p. 153).
J’ai ensuite lu l’ensemble de ces travaux en repensant à ce texte, aujourd’hui célèbre (et d’ailleurs cité par l’un des contributeurs) de Levi-Strauss à propos de cette partie de football relatée dans La Pensée Sauvage faisant dire à son auteur que le jeu et le rite sont deux éléments différents d’une même pratique [6]. Il y aurait ainsi (au moins) deux footballs, celui qu’on connait habituellement, de nature compétitive, et celui des Gahuku-Gama de nature rituelle. Si l’on transpose cette partition, ente jeu et rite, aux activités sportives, on pourrait alors admettre une distinction entre les propriétés formelles et techniques d’une discipline sportive donnée (ses règles du jeu, ses habiletés motrices,...) et les propriétés symboliques qui lui sont attachées et qui font sens pour ceux qui s’y adonnent. En d’autres termes, ceux de l’historien Jean-Claude Schmitt cette fois-ci, il y aurait les gestes et la raison des gestes qui détermine « leur efficacité symbolique, [...] [leurs] conditions de possibilité et de légitimité » [7]. Avec cette clé de lecture, on découvrira au fil des contributions qu’il existe plusieurs rugbys, plusieurs baseballs, plusieurs footballs, plusieurs pêches, plusieurs chasses, plusieurs judos, etc., dont le sens pratique varie chaque fois fonction des contextes historiques et sociaux. Dans cette perspective, on apprendra des contributions que le paradigme diffusionniste des pratiques sportives ne se résume jamais au seul effet d’imposition impérialiste, tant le jeu vernaculaire des réappropriations, réinterprétations, rejets, détournements, retournements, résistances,..., est infini et se place bien au-delà de la seule transmission des règles du jeu. Ici, c’est sur le terrain de l’instrumentalisation politique du football à des fins électorales locales que se joue la partie. Là, c’est à travers l’adoption de styles de jeu propres que l’indigénisation du baseball se réalise. Ailleurs, c’est le prosélytisme des élites colonisatrices qui distinguent les pratiques cynégétiques,...
Il apparait au demeurant que si les pratiques sportives diffusent effectivement, tout ne diffuse pas dans les pratiques, et que les propriétés symboliques sont probablement ce qui voyage le moins bien, donnant du même coup du jeu dans les imports, les emprunts, les influences, et ce, parfois à double sens, aussi bien chez les colonisés ou les dominés que chez les colons ou les dominants. Si la circulation des pratiques donne l’illusion d’une permanence et d’une continuité historique à l’échelle macroscopique, ces multiples allers-retours, visibles à une échelle plus fine et empirique, marquent pour leur part des ruptures permanentes de sens pratique qui invalident l’idée que les propriétés techniques intrinsèques des disciplines sportives déterminent à elles-seules leurs règles de diffusion [8]. Là où la mondialisation suggère, comme une sorte de prophétie désabusée, standardisation et uniformisation du monde, la remarquable plasticité du sport, bien mise en évidence dans les deux livraisons, rappelle au contraire que les foyers de résistances en sont infinis.