Par Guillaume Arnould [1]
Sur un sujet aussi transversal et théorique que la justice sociale, les sociologues Michel Forsé et Maxime Parodi ont choisi une approche originale que l’on retrouve dans le titre un peu paradoxal de cet ouvrage. Il s’agit d’une « théorie empirique » car les auteurs ont voulu mêler les préoccupations analytiques et spéculatives propres aux théories de la justice sociale (qui forment un corpus de plus en plus dense) et les résultats de grandes enquêtes internationales et nationales menées depuis quelques années. Ainsi ce livre s’appuie autant sur les apports de Rawls ou de Kant que sur les désormais célèbres World Values Surveys, mobilisant à la fois des raisonnements et des techniques quantitatives.
Faisant suite à leurs publications communes ou distinctes dans des revues telles que L’Année sociologique ou La Revue de l’OFCE, ce livre est plus qu’une synthèse ou une compilation d’articles. Une théorie empirique de la justice sociale ouvre de nouvelles perspectives dans un champ d’investigation pourtant très balisé. Les théories de la justice sociale ont déjà donné lieu à des travaux théoriques poussés, que ce soient ceux de Rawls, Sen ou Pareto et qui servent de base à la réflexion ici. On retrouve également dans cet ouvrage les réflexions philosophiques de Kant, Fichte, ou Habermas qui ne sont, elles, plus si courantes sur le sujet. On connaît enfin les publications de synthèse sur les grandes enquêtes en sciences sociales : celle de Jean Stoetzel sur les valeurs du temps présent ou celle de Ronald Inglehart sur la transition culturelle dans les sociétés avancées. Le tour de force de Forsé et Parodi est d’utiliser l’ensemble de ces apports de manière cohérente et organisée afin de tester une hypothèse fondamentale, celle du principe d’ « accord unanime ».
L’ouvrage est découpé en deux parties : aspects théoriques dans un premier temps, puis aspects empiriques sans que les deux approches s’opposent ou se nuisent. Les auteurs opèrent un va et vient permanent entre les analyses plus abstraites et les données d’enquête, ce qui renforce leur démarche. Forsé et Parodi posent comme principe fondateur de leur réflexion sur la justice sociale, l’ « accord unanime » : c’est un idéal régulateur qui postule que l’on va s’intéresser aux individus qui ne raisonnent pas de manière purement individualiste. Ils se basent sur la raison et cherchent à convaincre toutes les autres personnes concernées. Dès lors, en suivant ce principe on peut identifier 7 caractéristiques des principes de justice sociale. Sera juste une proposition universelle, générale(ne s’appliquant pas à une catégorie en particulier), formelle (suivant une procédure clairement établie), publique (connue de tous), a priori, ordonnancée (respectant une hiérarchie des valeurs) et irrévocable.
A partir de ces caractéristiques les auteurs reviennent sur les difficultés que les sciences sociales ont eu à élaborer un critère satisfaisant la recherche de l’accord unanime. Le principe de Pareto, formalisé par l’économiste et sociologue, propose ainsi une approche de l’optimalité : si un état social est unanimement préféré à un autre il est optimal. Mais cela ne permet pas de clarifier le problème de la justice pour des raisons théoriques (tenir compte du bien être) et pratiques (comment mesurer les préférences, comment trancher les décisions). Il faut donc revenir à la neutralité axiologique et à l’éthique de discussion pour s’insérer dans l’idéal régulateur de l’accord unanime : ce qui est juste permet de dépasser les conflits durables. Les individus font valoir leurs arguments comme sur un forum, et s’il existe une solution convaincante qui représente un « horizon de justice » elle permet de trouver des applications concrètes respectant le cadre prédéfini du juste.
Dans le deuxième chapitre de la première partie, Michel Forsé et Maxime Parodi présentent et justifient leur démarche combinant approche théorique et empirique : les auteurs cherchent ainsi à réconcilier la spéculation philosophique avec le travail de terrain sociologique. Ils estiment que « toute étude empirique du juste s’appuie sur une théorie du juste » car il n’existe pas de conceptualisation consensuelle, ni de méthodologie d’enquête qui fournirait de réponse absolue. Il faut chercher ce que les individus pensent et souhaitent, dans une logique « ouverte » : la réalité empirique doit servir à vérifier ou invalider une vision du juste a priori. Les auteurs prennent l’exemple des théories du développement moral selon les psychologues Piaget ou Kohlberg où la manière dont les enfants sont questionnés relève d’une logique empirique dans le but théorique de discerner les étapes par lesquelles le jugement progresse et tient compte des autres. Autre exemple, le « principe de différence », popularisé par Rawls, qui consiste à traiter différemment ceux qui en ont besoin, s’il existe un accord unanime.
Dans la seconde partie, Forsé et Parodi utilisent quatre études empiriques pour appliquer leur raisonnement. Le chapitre 3 s’intéresse à la confrontation entre le raisonnable et la pluralité des valeurs. A partir des résultats du World Values Survey, on peut étudier les opinions sur l’individualisme et voir si les individus sont de plus en plus centrés sur leur personne et leurs problèmes ou s’ils deviennent plus raisonnables. Les auteurs montrent ainsi que dans les pays analysés (10 pays d’Europe et comparaison avec les Etats Unis) les enquêtés soutiennent très fortement la démocratie, valorisent la liberté, sont respectueux des règles et méfiants à l’égard du personnel politique, sont universalistes sur le plan de la sélection sociale, valorisent la vie de famille sans qu’un modèle type s’impose et souhaite transmettre l’ouverture à autrui dans l’éducation des enfants. La religion donne lieu à une divergence entre Europe et Etats Unis : les américains ont confiance et foi dans l’église, alors que les européens sont globalement sceptiques. En partant de ces grandes tendances, et en s’intéressant à des questions plus précises sur l’euthanasie ou le travail, Forsé et Parodi réfutent l’idée d’une perte des repères ou des valeurs. Au contraire, s’affirme un libéralisme moral : liberté de penser différemment et de vivre selon ses choix dans le respect des autres.
Le quatrième chapitre s’appuie sur une enquête française menée par la DREES, direction statistique du Ministère de l’Emploi sur le revenu minimum. Les auteurs montrent que les enquêtés se placent dans la position du « spectateur équitable » : alors qu’ils ne sont pas directement concernés par l’obtention de minima sociaux, les individus pensent qu’un revenu minimum est juste et qu’il pourrait être augmenté. Dans le chapitre cinq, Forsé et Parodi montrent, à travers leur analyse de l’European Values Survey, que face à une pluralité de critères touchant à la justice sociale les enquêtés établissent une hiérarchie très claire : ils considèrent comme juste de permettre aux individus de satisfaire leurs besoins de base, puis de reconnaître le mérite des personnes et enfin si les deux premiers critères sont satisfaits, ils expriment une volonté de réduire les inégalités. Les auteurs mettent ainsi en évidence une logique procédurale et ordonnée des opinions sur la justice sociale. Enfin le sixième et dernier chapitre prend pour base la perception des inégalités sociales dans le cadre de l’International Social Survey Programme. Grâce à cette enquête on peut étudier dans de nombreux pays (européens, Etats Unis ou Japon) la manière dont les individus estiment les salaires dans leur société et s’ils estiment souhaitable une modification de ces revenus. Forsé et Parodi montrent que les individus ont tendance à sous-estimer les très grandes inégalités (hauts et bas revenus) et à s’imaginer être plus dans la moyenne qu’en réalité ; mais dans le même temps, ils considèrent que les inégalités sont trop fortes et qu’il faut les réduire. Les individus combinent microjustice et macrojustice, car ils s’intéressent tant à leur profession qu’à l’inégalité au sein de la société. Ainsi une société juste fonctionne selon un principe d’égalisation équitable mais pas d’égalité absolue.