Par Frédérique Giraud
Contre les représentations négatives qui font de la solitude résidentielle féminine une expérience négative, une privation, un manque, voire un échec, Erika Flahault dans son ouvrage Une vie à soi. Nouvelles formes de solitude au féminin, propose une autre vision, qui s’attache à dégager les aspects constructifs de cette solitude féminine.
Dans la première partie de son ouvrage, l’auteure démontre qu’habiter seule est pour les femmes, l’aboutissement d’un long processus. Cette condition, qui peut sembler si courante, est à l’échelle de l’histoire occidentale nouvelle. Dans les sociétés traditionnelles, le rôle des femmes est défini dans le mariage et à travers la reproduction sociale : la femme est d’abord productrice et procréatrice, et seule cette deuxième fonction lui confère un statut social valorisé. La femme seule représente alors une exception, un manquement à la règle et un péril pour la société. Le statut d’une femme seule n’est pas même concevable, pour une société qui ne pense la femme, que dans le cadre de rapports de dépendance masculins et familiaux. Une femme sans conjoint est toujours prise en charge par la parenté, le clan ou la communauté. Erika Flahault dresse dans le premier chapitre un panorama rapide de la place de la femme dans la société depuis les cités antiques jusqu’au XXe siècle.
Dans le second chapitre, elle analyse le regard de la presse sur les femmes seules. Jusqu’aux années 70, peu d’articles traitent de la question des femmes seules. En 1910 apparait pour la première fois dans la presse générale, l’image d’une femme seule, à plaindre et non plus à bannir. Dans les années 60 et 70, l’intérêt de la presse pour les femmes seules s’accroit. Dans le même temps, l’acceptation du terme se modifie : s’il désignait jusque là, la « vieille fille », celle dont l’existence était vaine, dans les années 70, le terme devient plus positif. Les discours sur les femmes seules s’articulent autour de trois axes : vision misérabiliste des femmes seules, qui invite à redouter cette condition, vision inquiétante fondée sur la peur de l’indifférenciation sexuelle et enfin vision qui réassigne la femme dans son rôle de mère, d’épouse, sous peine de ne plus exister comme femme. Sur un siècle, le discours de la presse évolue peu : la femme seule continue à être présentée comme un être incomplet. Même la presse féminine ne résiste pas aux poncifs de la presse générale.
Après ce détour historique et journalistique, l’auteure rend compte, dans une deuxième partie « Histoires de vies, vies de femmes seules » de l’enquête menée, auprès de femmes de tous horizons. Cette seconde partie s’organise en trois chapitres, qui rendent compte de trois idéal-types de la solitude au féminin.
Première figure de la femme seule, la « femme en manque », représentée dans le corpus d’Erika Flahault par neuf femmes, âgées de 54 ans à 82 ans. Toutes ces femmes ont en commun une socialisation fortement marquée par la division traditionnelle et sexuée des rôles. Elevées dans la perspective d’être d’abord des épouses et des mères, ces femmes rencontrent de grandes difficultés à vivre seules : leur besoin d’appartenance au groupe conjugal ou familial prime sur une possible vie solitaire. Veuves, séparées ou célibataires, elles éprouvent toutes des difficultés à s’approprier l’espace et le temps de façon personnelle.
La seconde figure de la « femme seule » est représentée par la « femme en marche ». Ces femmes se sont retrouvées seules après des parcours de vie diversifiés et commencent à goûter les charmes de leur solitude, mais point sans mal. Si elles découvrent les plaisirs de la vie en solo, elles peinent à s’arracher à leur définition dans des rôles féminins. Les « femmes en marche » occupent une position intermédiaire entre les « femmes en manque » et celles qu’Erika Flahault appelle les « apostates du conjugal ».
Ces dernières se sont délibérément « détournées de la relation conjugale cohabitante » (p145). C’est après avoir expérimenté la vie familiale et/ou conjugale, qu’elles se sont décidées à vivres seules. L’expression choisie par l’auteure pour les catégoriser, « apostates du conjugal » rend compte de leur mise à distance volontaire, vis-à-vis d’une pratique sociale majoritaire . Ces femmes ont toutes connu des socialisations moins marquées par une franche division traditionnelle des rôles. Leurs mères ont en commun d’avoir été professionnellement actives ou très diplômées dans des domaines masculins. Le choix de la solitude résidentielle, qu’il ait été premier ou non, est aujourd’hui revendiqué par ces femmes et est pensé comme le moyen de se préserver des « risques d’aliénation liées à une maternité incontrôlée » (p147), comme le moyen de construire leur identité singulière. A l’opposé des « femmes en manque », les « apostates du conjugal » célèbrent leur vie de femmes seules, et ne se définissent pas/plus comme « femme de ».
En conclusion, Erika Flahault identifie les obstacles et les conditions favorables au « bien-vivre » de la solitude résidentielle féminine. Le principal obstacle à celui-ci est la prégnance de la vie en couple, dont la puissance comme norme sociale reste patente aujourd’hui. Le mariage, de même que la maternité sont des rites et des actes institutionnalisés, dont il est difficile de s’extraire. Lorsque la solitude résidentielle a été précédée d’une période de vie conjugale et familiale, la séparation porte atteinte à l’ensemble des repères et des modes de présentation de soi de la femme. A l’inverse, des éléments favorisent une expérience sereine de la solitude résidentielle : le degré de liberté et la place des activités informelles dans l’enfance et l’adolescence, la nature et la diversité des modèles proposés à la femme, le type de rupture ayant amené la femme à vivre seule.