Par Jean-Luc Metzger [1]
En avril 2009, avait lieu à Paris le troisième congrès de l’Association Française de Sociologie sur le thème Violences et société. Un an et demi plus tard, Abou Ndiaye et Dan Ferrand-Bechmann publient un ouvrage collectif issu de ce congrès. Sous leur direction, quatorze chercheurs présentent leurs regards sociologiques sur les articulations complexes entre Violences et société. Regroupés en quatre grandes parties, les chapitres brossent un panorama varié que l’introduction et la conclusion tentent de mettre en perspective. De la violence dans l’art contemporain chinois (Qian He) à la polémologie (Pascal Hintermeyer), en passant par l’étrange et fort discutable critique d’un « néo-orientalisme » (Azedeh Kian), sans oublier la violence discrète des entreprises publiques (Fabienne Hanique), la multiplicité des approches n’est pas sans intérêt. Mais il n’est pas certain que tous les auteurs aient vraiment cherché à éclairer les apports de la catégorie « violence » à une compréhension sociologique des phénomènes sociaux. Cela se traduit, notamment, par la rareté des tentatives de définition du terme, souvent automatiquement considéré comme synonyme de conflit, de guerre, de génocide, d’imposition d’un point de vue normatif.
C’est qu’il n’est pas facile, pour un sociologue, d’accorder à la violence la place d’une catégorie d’analyse à part entière. Car, comme le rappelle Consuelo Corradi (« Violence, identité et pouvoir. Pour une sociologie de la violence dans le contexte de la modernité »), depuis les travaux de N. Elias et de M. Foucault, le courant dominant en sociologie consistait à admettre que l’histoire des sociétés était celle du lent, mais irrésistible, progrès dans la maîtrise collective des formes de violence, aussi bien entre individus qu’entre nations. Les guerres – mondiales, civiles ou « froides » - avaient beau être de plus en plus meurtrières, les génocides se généraliser – d’Europe en Asie et en Afrique -, les attitudes sécuritaires se renforcer, rien n’y faisait, tous ces éléments n’étaient que des contre-exemples confirmant la règle de la pacification des relations.
C’est pourquoi Consuelo Corradi se propose de « retracer la pensée de certains auteurs qui nous aident, de manière directe ou indirecte, à focaliser la violence comme phénomène social ». Ici, sont mobilisées les conceptions du conflit développées par G. Simmel et L. A. Coser : selon ces auteurs, le conflit – mais non nécessairement la violence – a une fonction de consolidation des collectifs, au point qu’il n’est pas rare que les sociétés s’inventent des boucs émissaires pour renforcer les solidarités internes. Ted Gurr, en 1970, parle explicitement de violence et propose d’y voir « un instrument auquel on recourt pour combler le désavantage qui dérive de la privation relative ».
Pour préciser ce qu’elle qualifie de violence « instrumentale », l’auteure se réfère à H. Arendt – à son livre intitulé On violence (1969) – qui a « directement pris en considération le concept de violence sans le confondre avec le conflit ». Des thèses d’Arendt sur le pouvoir, l’auteure retient en particulier sa définition de la violence qui « est par nature instrumentale ; comme tous les moyens, elle a toujours besoin d’un guide et d’une justification pour atteindre le but qu’elle poursuit » (p. 117). Cette distinction analytiquement correcte n’est pas applicable à toutes les situations contemporaines, nous dit C. Corradi, pour qui, dorénavant, pouvoir et violence se confondent, donnant naissance à une « violence moderniste », qui n’est pas un instrument mais constitue elle-même « un pouvoir, une force sociale qui structure les rapports entre ennemis et qui modèle culturellement le corps des victimes et des agresseurs » (p. 118). De façon rigoureuse et didactique, l’auteure résume son propos dans deux tableaux permettant de définir les catégories de violence instrumentale et de violence moderniste (p. 119 et 121). Cette précision dans les définitions lui permet, non seulement d’interpréter, à partir d’un cadre commun, les phénomènes récents de génocide, d’épuration ethnique et de « missions suicidaires », mais également de mettre en perspective un large ensemble de théories sur le conflit et la violence dans les sociétés contemporaines (ici, les travaux de Michel Wieviorka sur la violence ne sont pas oubliés et côtoient une large palette d’auteurs de différentes nationalités).
Et en quoi consiste exactement cette violence moderniste ? Elle peut être résumée en quatre axes : « 1) elle n’est pas un instrument au service d’un projet social ou politique (…) ; 2) [elle procède d’un] travail atroce sur le corps de la victime (…) Exactement comme le pouvoir avec lequel elle se confond, la violence a besoin de corps ; 3) [elle] est le mélange d’émotions et de raison qui la guide (…), [ce mélange est d’ailleurs] source de contagion de la violence ; 4) elle nous oblige à revoir la manière dont la sociologie conçoit le sujet agissant » (p. 126). L’auteur achève son propos en indiquant qu’il faudrait approfondir cette caractérisation de la violence moderniste, qui n’abolit pas la violence instrumentale bien sûr, mais s’y articule. C. Corradi propose de développer sur ces bases une véritable sociologie de la violence. Celle-ci est d’autant plus urgent que, « depuis plus d’une décennie, les diverses formes de violence montrent que la modernité est un processus non linéaire » toujours menacé par « une pratique de pouvoir entendu comme destruction » (p. 130).
L’auteure ne s’intéresse qu’aux phénomènes de violence caractérisés empiriquement par « un action volontaire visant à faire le mal à une personne, une agression physique intentionnelle contre la victime » (p. 112). En cela, elle exclut toutes les formes de violence symbolique, invisible, psychologique. C’est précisément à ces formes-là que s’intéressent plusieurs des contributeurs à l’ouvrage, centrant leur regard sur le monde du travail, les organisations, la gestion.
Car, on ne peut contester qu’il existe une forme de violence dans la manière dont fonctionnent les organisations, depuis les étapes du recrutement, jusqu’à celles du licenciement, en passant par toutes les modalités du contrôle, de l’évaluation et des rapports hiérarchiques. Il n’y a pas que de la violence, bien sûr – comme le rappelle tout une partie de la sociologie du travail qui met l’accent sur le plaisir au travail et sur l’importance de l’activité professionnelle dans la construction identitaire. Mais précisément, comment nier que la violence infiltre les relations au travail, notamment en entravant les processus de construction identitaire – par exemple, lorsque la reconnaissance est niée ? Comment passer sous silence la souffrance de certains salariés, les maladies qu’engendre aussi le travail, comment nier que le corps puisse être violenté par les pratiques gestionnaires ? De nombreux dispositifs de gestion, de nombreuses décisions de restructuration, de délocalisation constituent bien autant de formes de destruction, non nécessairement suivies de création.
Dans ce sens, les chapitres de Sophie Béroud (« Bec ongles, la violence au travail. Violence et radicalité dans les conflits du travail. Quelques pistes d’analyse ») et de Vincent de Gaulejac (« La sociologie face à la violence gestionnaire ») sont particulièrement riches.
S. Béroud revient sur le fait que de nombreux acteurs (médias, juges, commentateurs) catégorisent certains conflits du travail comme « radicaux » ou « durs », dès que « les salariés qui s’engagent dans des formes d’action s’écartent de la grève comme simple cessation collective et concertée du travail ». Alors que ces formes de conflit sont extrêmement minoritaires, leur « surmédiatisation » donne à voir de l’action collective une image d’autant plus fausse qu’elle masque la diversité et la récurrence des modalités de contestation, l’existence de toute une palette de pratiques contestataires. Cet étiquetage, cette labellisation qui consiste à considérer que la radicalité – et non nécessairement la violence - est uniquement le fait de quelques meneurs, de quelques groupuscules manipulés par l’extrême-gauche, permet de laisser croire, à rebours, que les décisions auxquelles les salariés s’opposent sont exemptes de violence.
Or, nous rappelle l’auteure, « la violence qui peut s’exprimer au travers de dégradations, d’altercations et de menaces lors d’une occupation d’atelier ou de bureaux n’est pas dissociable de celle qui a été ressentie auparavant par des salariés soumis à l’inégalité et l’arbitraire de rapports de domination dans le travail » (p. 156). Mais il n’y pas que les pratiques managériales qui expliquent l’adoption de formes d’action non conventionnelles. Il faut également tenir compte de l’isolement des salariés mobilisés, de la déconnexion entre les fédérations professionnelles et les militants locaux. Le recours à la radicalité s’expliquerait alors par réaction à « une certaine violence vécue à l’intérieur du syndicat en l’absence de réactions jugées à la hauteur des enjeux de société et dans l’imposition de certaines formes d’action » (p. 162).
Les analyses de S. Béroud peuvent être considérées comme le complément de celles de V. de Gaulejac qui centre son propos sur les effets de violence des pratiques et dispositifs de gestion dans les organisations – publiques et privées -, et plus généralement sur les transformations des cadres macro-économiques et macro-politiques qui structurent le phénomène gestionnaire. Reconstituant la genèse de ce phénomène, dans son versant New public management (NPM), l’auteur pointe tout particulièrement l’instrumentalisation des individus qu’a permis l’exploitation gestionnaire de la notion de capital humain. Il faut savoir gérer son existence en s’adaptant aux exigences du marché. Les salariés se sentent dès lors les seuls responsables de leurs réussites ou de leurs succès, considérant leur existence comme une petite entreprise, qu’ils auraient librement fondée, vendant des services au prix du marché. Et ce sont ces principes (responsabilisation, compétition, autonomie contrôlée, culture de l’évaluation, etc.) que le NPM veut diffuser dans les organismes publics, au prétexte d’en améliorer l’efficacité, la productivité, la compétitivité. Parmi l’ensemble des effets délétères que produit le pouvoir managérial, l’auteur pointe à la fois « l’obligation d’adhérer librement » et la « montée de l’insignifiance » – selon l’expression de Cornélius Castoriadis.
V. de Gaulejac retrouve la question de la violence, en soulignant que les conséquences accumulées de la gestionnarisation de la société conduit à la « dégradation des rapports sociaux (…) et à l’augmentation continue de symptômes comme le stress, l’épuisement professionnel, le sentiment de harcèlement et l’augmentation du nombre de suicides liés au travail » (p. 287). Et si le sociologue peut donc dénoncer les effets de violence que la mise en œuvre des principes et dispositifs de gestion engendrent, il peut aussi « apporter du sens face à la montée des insignifiances, de la réflexivité face aux obscurantismes et aux intégrismes » (p. 291). Mais cela dérange les chantres des politiques néolibérales - à la source de la violence gestionnaire -, et ces chantres n’hésitent pas à chercher des boucs émissaires, parmi les penseurs critiques. « Nous ne sommes pas dans un régime totalitaire, mais souvenons-nous que tout régime totalitaire commence par supprimer toute pensée critique » (p. 289).
Tout compte fait, au-delà de chaque recherche singulière composant cet ouvrage collectif, se profile un complexe commun de causes, de transformations macro-sociales, à l’origine aussi bien des formes de violence modernistes analysées par C. Corradi, que les modalités d’action collective radicales (S. Béroud) ou encore les effets de violence du néo-management (V. de Gaulejac). Ne peut-on voir à l’œuvre derrière toutes ces manifestations de violence, l’une des figures de la mondialisation ?