Par Sofia Amandio [1]
« Weber, Passion et profits : “l’éthique protestante et l’esprit du capitalisme” en contexte » [2] est le livre d’un sociologue de renommée internationale. Jack Barbalet est aujourd’hui Foundation Professor à l’University of Western Sidney, après avoir été Professeur à l’University of Leicester pendant huit ans. Il a aussi été le premier président du groupe de recherche sur les émotions de l’European Sociological Association. Barbalet est l’auteur de plusieurs publications qui ont marqué la théorie sociale et la sociologie des émotions anglo-saxonnes. Par ce biais, sa contribution à la sociologie politique et à la sociologie économique est aussi largement reconnue. Barbalet sait s’entourer des collaborateurs les plus zélés, comme Randall Collins, Jonathan Turner, et Richard Swedberg, pour ne citer que ceux-là.
Selon les mots de Barbalet, « L’Ethique protestante de Max Weber est, probablement, le texte sociologique le plus audacieux, horripilant, fallacieux et durable, jamais écrit ». Ainsi, ce que Barbalet vise, ce n’est pas un résumé ou un guide pour lire l’un des textes de sociologie les plus connus. Ce n’est pas non plus une biographie, ou encore une réflexion sur la portée de Weber en sciences sociales. Barbalet cherche plutôt à saisir les intentions compréhensives de Weber, tout en faisant l’examen de la formation et du développement de ses idées, et surtout, en essayant de les replacer dans le contexte où elles ont été constituées. Jack Barbalet propose dans le même geste une analyse profonde à ses lecteurs : tous ceux qui s’intéressent aux questions sociologiques soulevées dans L’Ethique Protestante.
Bien que Barbalet parle de « contexte » et pas de « contextes », c’est néanmoins une analyse des différents contextes qui l’occupe. En effet, il a le mérite de replacer la thèse wébérienne dans différents contextes, ce qui permet de comprendre de manière particulièrement éclairante comment Weber a forgé sa pensée sociologique au cours de ses multiples expériences sociales et émotionnelles.
Tout d’abord sont mises en exergue des données sur la vie familiale de Weber, puis sur son rapport au travail, l’investissement dans le travail expliquant qu’il s’amenuise d’autant dans la vie familiale. On retrouve également des données sur son engagement politique, voire son militantisme. Après avoir détaillé rapidement les différents aspects du contexte familial et de son rapport au contexte de travail, Barbalet revient sur le contexte académique. Sont abondamment décrits les enjeux de la publication, de la traduction, de la réception et du débat dans des événements scientifiques : les références bibliographiques que Weber a lues et qui l’ont influencé le plus ; la façon dont il pensait et éprouvait la réception de ses cours par ses élèves ; ses discussions académiques avec ses pairs, à travers des publications ou à l’occasion d’une conférence. Il faut ajouter aussi le replacement de L’Ethique Protestante dans le contexte des différents textes de Weber, des moins connus aux plus connus, et, par là, l’analyse diachronique de la portée de Weber, et les incohérences de l’argument de l’auteur examinées sous l’angle de différents contextes.
Enfin et surtout Barbalet analyse le contexte politique, économique et religieux de l’Allemagne de Bismarck. C’est donc l’Allemagne libérale protestante et la formation historique du capitalisme, ainsi que la formation du marché en Europe dans le XVIème et XVIIème siècles, qui sont mises en avant. Cette contextualisation à différentes échelles du social porte cependant moins sur la famille (les chapitres 1 et 2 se penchant plus sur des considérations biographiques), que sur les contextes académique et historique. Pour ce faire, l’auteur s’est principalement appuyé sur l’analyse exhaustive des publications de Weber ; sur des biographies, dont celle écrit par sa femme Marianne Weber [3], sociologue et féministe allemande ; sur des analyses de documents, comme celle des 35 lettres d’amour que Weber a écrit à sa femme ; ou bien encore sur une liste extensive de livres d’économie, de politique et religieux publiés durant les XVIème, XVIIème et XVIIIème siècles, tout précisément sur la passion. Il s’agit ainsi d’une analyse de la réalité empirique, d’un corpus de données historiques précis et bien daté, théoriquement pensé.
Le livre propose une progression en six chapitres. Le premier chapitre, « Du Cours inaugural à l’Ethique protestante : Education politique et le futur de l’Allemagne » [4], peut être lu comme un développement de l’article intitulé « Le cours inaugural de Weber et sa place dans sa sociologie » [5]. Dans ce chapitre, le cours inaugural de 1895 est présenté comme essentiel pour comprendre le travail postérieur de Weber. Il s’agit d’un texte peu connu qui, d’après Weber, a été reçu avec l’« horreur » due à la « brutalité » de sa vision.
Ce cours fourni une compréhension des intentions de Weber, mais aussi des questions sociologiques et politiques qui l’animent jusqu’à ses derniers écrits. Ce cours indique très clairement que la classe moyenne supérieure, constitutive du libéralisme, était pour Weber indécise, antirationnelle, et passive. Voilà pourquoi il affirme que la classe moyenne allemande aurait besoin d’une éducation politique. Weber a consolidé cet argument dix ans plus tard, en 1905, en postulant une vocation (ou Beruf) assimilée au « type d’homme » qui produirait des transformations sociales et politiques. Aussi, sa passion assumée pour le nationalisme et sa conséquente désillusion politique face à une Allemagne libérale auront participé à une dépression profonde chez Weber. D’après sa femme, sa dépression a eu lieu entre 1897 et 1903, et aura reporté l’écriture de L’Ethique protestante de presque une décennie.
Le chapitre 2, intitulé « De l’Ethique Protestante aux cours sur la vocation : Beruf, rationalité et émotion » [6], est un exemple d’une indéniable qualité de la façon dont, avec une recherche historique rigoureuse et une capacité à imaginer des recherches sociologiques, il est possible de rénover des débats classiques en sciences sociales et humaines, comme celui du binôme conceptuel émotion-rationalité. Pour comprendre le choix de ce sujet, il faut rappeler que c’est un débat très cher à Barbalet, mais qui structure aussi une tradition en sciences sociales. Le chapitre 2 est ainsi une suite au texte « Émotions et rationalité » [7]. Il s’agit d’une historicisation critique de la codification du concept d’émotion dans la littérature de sciences sociales depuis le XVIII siècle. Ici, la tradition sociologique que maintient l’opposition conventionnelle entre émotion et raison est pensée depuis un de ses représentants, Max Weber, même si cette approche ne se résume pas à l’optique wébérienne, comme Barbalet l’a souligné ailleurs [8]. Selon Barbalet, L’Ethique protestante est bien un manuel de principes cartésiens relatifs à la rationalité, à l’émotion, et à l’opposition entre elles. En effet, pour Weber les émotions sont intrinsèquement antirationnelles, spontanées et impulsives, puisqu’elles distraient les entrepreneurs de leurs objectifs. Mais la démarche wébérienne a connu des transformations au cours du temps. En analysant la dynamique des arguments avancés entre 1905 et 1920, Barbalet constate que, contrairement à ce que Weber affirme dans L’Ethique Protestante, les cours sur la vocation reconnaissent enfin l’influence des émotions et de la passion dans la formation de l’action rationnelle, et dans le Beruf. Cette analyse diachronique permet ainsi de mieux comprendre le concept de pratique rationnelle, au niveau de la portée sociologique de Weber. Pour connaitre la transformation de sa pensée, Barbalet n’hésite pas à ajouter l’hypothèse de l’effet de transfert des expériences familiales, voire extraconjugales et passionnelles de Weber dans cette période de sa vie. Ce texte permet de lire celui de Weber, moins comme une étude sur les origines du capitalisme moderne, ou même sur le développement d’une méthode sociologique contre le déterminisme économique ; que comme l’analyse d’un phénomène qui a acquis de plus en plus d’importance à l’époque, à savoir, la centralité des émotions dans l’action sociale et l’analyse sociale. A travers cet exercice, Barbalet nous éloigne des analyses où le mot « émotion » surgit comme un concept vide. Etudiant l’émotion en rapport avec d’autres concepts classiques en sociologie, comme la rationalité, la vocation, et l’action sociale, le sociologue contribue ainsi à résoudre le problème de l’essentialisation de l’émotion, et montre que l’obstacle de la fluidité de sa conceptualisation n’est pas incontournable.
Afin de montrer que les sources de l’esprit du capitalisme peuvent être cherchées ailleurs que dans les écrits catholiques, Barbalet s’attache dans le chapitre 3, intitulé « Passions et profits : les origines émotionnelles du capitalisme au dix-septième siècle en Angleterre » [9], à une réflexion autour d’un grand nombre de livres sur les émotions publiés dans le contexte de l’accroissement des échanges de marché au XVIIème siècle en Angleterre. Il s’agit d’un corpus littéraire de livres publiés à Londres [10], qui étaient souvent traduits depuis le français et l’espagnol, et qui auraient été à la base d’une socialisation culturelle incitant à l’accumulation de profit. Il s’agit par ailleurs du cadre de la socialisation littéraire de Weber qui l’aurait amené à développer son concept de passion de cette façon, et pas d’une autre.
Dans les chapitres 4 et 5, Barbalet discute la perspective avancée par la sociologie économique et politique d’Adam Smith et de Thorstein Veblen, sur les émotions et le marché. Le comparatisme adopté permet de voir, tout en s’appuyant sur ces textes clés de la tradition sociologique, qu’il n’est pas besoin de comprendre les origines du capitalisme à travers l’éthique protestante, comme Weber s’est efforcé de l’indiquer. Le chapitre 4, « Les vertus protestantes et la satisfaction reportée : L’esprit du capitalisme chez Max Weber et chez Adam Smith » [11], montre ainsi que, contrairement à la perspective de Smith, la notion wébérienne de production de capital comme un but en soi ne nous aide pas à comprendre le capitalisme moderne. C’est en fait un modèle de l’économie politique classique de la fin du XVIIème siècle en Angleterre, qui incitait au profit dans un marché autorégulé. Comme Barbalet lui-même le rappelle, loin d’être nouveau, ce constat était déjà avancé par d’autres auteurs, mais soutenu par d’autres arguments. Barbalet souligne donc qu’on peut expliquer la formation des dispositions économiques qui ont consolidé le capitalisme moderne en Europe, sans évoquer l’éthique protestante. Cela ne contredit en aucun cas l’influence que Smith et Veblen ont eue dans la formation intellectuelle Weber, qu’il a lui-même reconnue.
Comme on a déjà eu l’occasion de l’évoquer, chez Weber, l’esprit du capitalisme doit être lié à l’éthique calviniste, c’est-à-dire, à l’évitement de toute jouissance de la vie. En revanche, Adam Smith traite les fondements éthiques de l’activité de marché sans faire référence à la socialisation religieuse. L’abnégation du plaisir présent dans le but d’épargner de l’argent ou d’accumuler du profit, ne représente pas, selon lui, l’évitement de la jouissance. Ainsi, il ne s’agit pas d’un déni de la satisfaction produite par la consommation, mais du processus social par lequel le soi gère ses émotions. Loin de relever de l’ordre d’une doctrine religieuse, les origines du capitalisme apparaissent, lorsqu’on les restitue à son contexte économique, comme un besoin pratique de satisfaction des normes collectives assimilées à la vocation. Etre observé, attendu, noté, autrement dit, être objet de sympathie et d’approbation, comptent parmi les avantages que l’on peut en retirer.
Dans le chapitre 5, c’est « L’idéal-type, l’analyse institutionnelle et évolutionniste des origines du capitalisme : Max Weber et Thorstein Veblen » [12] qui est analysé. Dans ce chapitre, Barbalet montre que l’économiste américain explique le contexte dans lequel Weber a cherché les origines du capitalisme, ce qui nous permet de mieux comprendre le propos wébérien. Weber et Veblen sont d’accord sur la nécessité de la "formation d’un nouveau type d’homme" pour le développement du capitalisme moderne. Cependant, ils ne sont pas d’accord au niveau de la méthode, Weber défend la méthode de l’idéal-type, et Veblen la méthode évolutionniste. Par ailleurs, Veblen avance des facteurs institutionnels, comme l’intérêt individuel et l’instinct de prédateur, et les pense comme un guide d’action accepté par l’ethos du capitalisme moderne, tandis que Weber avance des explications basées sur la doctrine religieuse.
Enfin, dans un dernier chapitre intitulé « La question juive : doctrine religieuse et méthode sociologique » [13], Barbalet suggère qu’on peut agrémenter cet étude à partir d’une démarche attentive à l’argument wébérien sur le judaïsme et le capitalisme. Comme il le rappelle, Weber a toujours mis en avant le caractère contextuel de l’action rationnelle, ou pour être plus précis, les variations inter-contextuelles des valeurs et des buts assimilées aux entrepreneurs : ce qui est rationnel d’un certain point de vue, peut être irrationnel d’un autre point de vue. Prenant le cas des juifs, Weber les décrit comme un groupe paria, qui ne pourrait pas contribuer à l’esprit du capitalisme. Leurs croyances religieuses sont décrites comme étant à l’origine d’un double moral : ce qui était interdit dans leur relation avec leur co-religieux, était, bien au contraire, permis dans leur relation avec des inconnus. La conduite juive interdisait l’accumulation du profit auprès de sa communauté, mais encourageait l’accumulation du profit dans la relation avec les non juifs. De cette façon, Weber a mésestimé l’importance du comportement économique des juifs lorsqu’il l’a opposé à tout comportement rationnel. Si l’on comprend les conditions sociales et économiques des juifs en termes de relation des juifs avec des non juifs dans la société dans laquelle ils vivaient. Il est erroné donc, d’après Barbalet, d’affirmer que les juifs ne pourraient pas contribuer au capitalisme moderne pour des raisons religieuses.
On pourra s’étonner de ce que l’auteur, un grand nom de la théorie sociale anglo-saxonne, et armé de données empiriques, ne systématise pas son programme de recherche. L’idée de contexte, qui figure dans le titre du livre, n’est pourtant jamais objet d’un travail de systématisation : le mot « contexte » n’étant pas, d’ailleurs, référencé dans l’index des concepts et auteurs. Cela n’étant pas son propos, plusieurs questions restent donc ouvertes. On peut alors plaider que Barbalet a une théorie implicite des dispositions et des contextes, dont une telle théorisation permettrait de développer deux versants. L’un, du point de vue de la sociologie de la connaissance, nous permettrait de rendre compte du caractère construit de l’objet, c’est-à-dire, d’identifier des effets de connaissance sur l’objet, et surtout d’approfondir la compréhension de Weber et de son œuvre. L’autre, du point de vue de la théorie sociale, et parce qu’analyser c’est comparer, accéderait à la discussion sociologique sur la notion de contexte, et plus généralement, des différentes échelles du social. On trouverait par ailleurs des conditions pour mettre en dialogue le « contexte » chez Barbalet, avec d’autres notions concurrentes, comme celle de « contexte » chez Lahire, ou « champ » chez Bourdieu [14].
A ce titre on peut néanmoins avancer que, si Barbalet ne se sert pas de l’épistémologie wébérienne au niveau de la construction d’idéaux-types (comme moyen axiologique d’identification et maitrise des effets de connaissance), son approche est assurément wébérienne au niveau de la compréhension contextuelle de Weber lui-même. Il fait du Weber sur Weber, sachant que l’idée wébérienne de contexte a une grande portée heuristique. En effet, même si les opérations épistémologiques ne sont pas mises en évidence, il faut reconnaître que Barbalet s’attelle effectivement à la tâche d’une contextualisation de L’Ethique protestante. Avec de bonnes raisons, à travers une interprétation rénovée et convaincante, ce livre prône que L’Ethique Protestante est une allégorie de l’Allemagne de son temps, qui sert un propos d’éducation politique. L’analyse contextuelle permet ainsi de repenser les concepts de beruf et de rationalité dans le cadre d’une sociologie psychologique. Il semble bien enfin que cette œuvre illustre de façon très persuasive le fait que la sociologie des émotions ne doit pas être considérée comme un sous-champ de la sociologie, les émotions devant constituer une dimension d’analyse féconde de toute analyse fait.