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Violences à l'école. Neuf approches qualitatives

Rachel Gasparini
Violences à l'école
« Violences à l'école. Neuf approches qualitatives », La Matière & l'Esprit, n° 2-3, 2005.
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Notes de la rédaction

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Texte intégral

1La lecture très stimulante de ces deux volumes démontre, s'il en était encore besoin, la pertinence des approches qualitatives pour comprendre et analyser ce qui est couramment désigné derrière le terme de « violences » à l'école. Les neuf auteurs réactualisent les interprétations autour d'une question qui n'est pas nouvelle (on connaît les travaux de Willis, Testanière, Grignon, pour ne citer qu'eux) mais qui a connu des évolutions et ils redécouvrent la pertinence d'auteurs classiques (comme Goffman) pour éclairer la situation contemporaine.

2Diverses voies théoriques sont empruntées en sociologie, anthropologie, sociolinguistique, mais on peut déceler une sensibilité commune à travers les textes. D'abord il est admis aujourd'hui que les faits de violence scolaire relèvent plus d' « incivilités » que de qualifications criminelles proprement dites, que les violences physiques ou les dégradations de biens sont plutôt rares relativement aux violences verbales (Claudine Dannequin) et que la souffrance des enseignants tient surtout à des violences « ordinaires » de la part des élèves, difficilement quantifiables : refus de s'impliquer, de travailler, apathie, résistance, absence de motivation (Christophe Hélou et Françoise Lantheaume).

3Ensuite, les chercheurs adoptent la posture critique de mise à l'égard de l'usage du terme « violences » dont il faut garder en tête les conditions de son émergence au devant de la scène publique : on sait qu'en France, cette préoccupation a émergé particulièrement à partir des années 90 sous l'influence des médias et des incitations politiques. Mais les auteurs évitent pour autant l'écueil du relativisme et n'occultent pas la « matérialité des violences » (Daniel Frandji), la considération pragmatique des difficultés réelles, particulièrement abruptes pour les différents acteurs (enseignants, professionnels de l'éducation, élèves) rencontrés sur le terrain. Ainsi Jean-Paul Payet décrit la difficile « expérience sensible » dans les « mondes scolaires sans qualités » (bruits, contacts physiques, matériel attaqué, espace et temps scolaires désorganisés) qui constitue une « épreuve civile de l'offense sous ses diverses formes ». Philippe Vienne rend compte des conditions extrêmement difficiles du travail des enseignants dans deux écoles de l'enseignement professionnel en Belgique, établissements dits « de dernière chance » car ils accueillent des élèves dont on ne veut plus ailleurs. Christophe Hélou et Françoise Lantheaume analysent la « souffrance » des enseignants qui définissent leur métier comme « à risque », même si la douleur et l'échec personnel sont peu dicibles dans cet environnement professionnel.

4Enfin l'introduction de Claude Javeau et la conclusion de Philippe Vienne restituent bien le fait que la violence à l'école est un objet qui dépasse le strict espace des établissements scolaires et le cadre de la sociologie de l'éducation : il renvoie clairement à des enjeux de société. Ainsi sont interrogés les choix effectués en matière de politique d'éducation française qui produisent des « exclus de l'intérieur » et qui s'avèrent inopérants pour le quotidien des enseignants enjoints à restaurer la règle sans en avoir les moyens (Sandrine Garcia) ; les conséquences du développement de plus en plus fort d'un « marché scolaire » en France (Jean-Paul Payet) ; le rôle de la catégorie d'ethnicité, illégitime au regard des normes républicaines et pourtant omniprésente dans les jugements des acteurs, notamment pour expliquer l'échec scolaire et les formes de résistance à l'école (Jean-Paul Payet) ; les risques d'une sécurisation excessive à partir de l'exemple des établissements scolaires américains (John Devine dénonce l'existence d'un « pipeline de l'école à la prison » particulièrement pour les élèves noirs et latino-américains) ; la décrédibilisation du rôle de l'école aux yeux de certains collégiens qui doutent de la possibilité de trouver un emploi correspondant aux diplômes acquis (Daniel Frandji) ; le peu de valeur du savoir scolaire dans une société avec beaucoup de chômage et de travail précaire (Christophe Hélou et Françoise Lantheaume) ; le sentiment d'injustice des jeunes face aux inégalités sociales devant les réussites scolaire et sociale (Pascale Jamoulle) ; le rôle de l'institution scolaire qualifiée de « totale » (Philippe Vienne qui reprend un concept goffmanien) dont le « traitement » des individus a aussi pour effet de les mettre « en dépôt » lorsqu'ils sont considérés comme indésirables par la société.

5Au final, les recherches regroupées dans ces deux volumes répondent bien à l'ambition présentée en introduction, de « recadrer la problématique sociale à partir d'une problématisation sociologique adéquate », sans que le chercheur n'endosse le rôle de « redresseur de dysfonctionnements » mais en livrant cependant des clefs d'interprétation tout à fait précieuses en ce qu'elles portent des regards nouveaux sur les enjeux contemporains impliqués dans les situations scolaires dites « violentes ».

6Regard nouveau d'abord sur ces jeunes de milieux populaires (les « sauvageons » pour reprendre une expression de Chevènement) qui sont en première ligne lorsqu'on décrit les « phénomènes de violences » à l'école : leurs comportements ne sont pas à interpréter uniquement en termes de résistance à l'institution scolaire. John Devine souligne que ces jeunes ne reprochent pas aux adultes d'être trop présents, mais au contraire d'abdiquer devant leur rôle de socialisation et de contrôle (l'adolescent a besoin de sentir qu'au moins un adulte a « un esprit qui a son esprit à l'esprit »), avec des effets catastrophiques de la délégation par les enseignants américains des tâches éducatives hors situation d'enseignement. Par ailleurs, sans tomber dans l'écueil du populisme, plusieurs articles soulignent la présence de compétences chez ces jeunes de milieux populaires : des compétences relationnelles (habiletés langagières et psychologiques développées dans le cadre de la socialisation entre pairs à travers la culture de la provocation, l'affrontement verbal, la manipulation de la rumeur) et commerciales (dans le cadre d'activités parallèles illégales qui ont bien intégré les normes de la société consumériste avec ses valeurs néo-libérales de compétition), ces compétences pouvant être réinvesties ensuite dans le cadre d'un travail légal (Pascale Jamoulle) ; des compétences corporelles, physiques et sociales telles qu'elles sont exigées par le détournement des activités scolaires, les « actes violents » ou les « incivilités » (Daniel Frandji) ; des comportements de réappropriation de l'école lorsque les élèves l'investissent d'éléments privés comme autant de moyens de réintroduire de la familiarité dans une institution « totale », « oppressante » qui a perdu du sens : les élèves développent une sociabilité telle que parfois ils ont du mal à quitter cet établissement qu'ils avaient pourtant en horreur (Philippe Vienne). Enfin, Jean-Paul Payet plaide pour la reconnaissance d'une dimension politique dans la contestation inhérente aux pratiques des élèves qui pourtant paraissent dénuées de sens.

7Regard nouveau ensuite sur les situations de violences scolaires dont l'intelligibilité provient de la prise en compte des interactions entre élèves et professionnels au sein de l'école : la désorganisation dans les établissements ne provient pas uniquement des adolescents, on relève une « contagion des pratiques » entre élèves et agents scolaires (retards, absentéisme, écarts de langage et d'attitudes, fuite de certains établissements) (Jean-Paul Payet). L'absentéisme des enseignants conduit à occuper les élèves dans des conditions difficiles au sein de l'établissement et a pour conséquence de confirmer l'impression qu'ont les élèves de « perdre son temps » à l'école (Philippe Vienne). Les interactions verbales en classe peuvent être sources de malentendu entre enseignants et jeunes de milieux populaires qui sont extrêmement sensibles au risque d'humiliation par les enseignants (notamment leurs jugements scolaires interprétés comme autant de jugements sur leurs qualités, en particulier intellectuelle), même si par ailleurs eux-mêmes ne maîtrisent pas toujours les effets de leurs prises de parole sur les adultes professionnels (crier, parler de façon très rythmée pour de jeunes maghrébin) et ne maîtrisent pas non plus l'adaptation du langage à la situation de communication avec des termes appropriés à l'échange (Claudine Dannequin). Finalement, professionnels d'éducation et élèves d'établissements « difficiles » entretiennent une méfiance réciproque mais sont également convaincus qu'ils partagent la même « commune condition » : enseignants et élèves souffrent d'un besoin de reconnaissance de leur travail et d'un désintéressement réciproque (Christophe Hélou et Françoise Lantheaume), les élèves plaignent les nouveaux enseignants obligés de venir dans leur établissement pour enseigner (Philippe Vienne).

8Sans avoir la prétention d'indiquer « les » solutions aux problèmes identifiés, les auteurs esquissent des directions de réflexion tout à fait intéressantes : l'importance du travail des enseignants avec leurs élèves sur les conditions variées d'utilisation des langages en fonction des contextes (Claudine Dannequin) ; les risques d'un enfermement matériel et intellectuel de l'école renforçant le sentiment que l'extérieur est dangereux et conduisant à une perte de communication avec le reste de la société, ressentis préjudiciables à un déroulement sans heurt des parcours scolaires (Philippe Vienne). Daniel Frandji estime d'au lieu de se focaliser sur la distance des élèves à l'univers scolaire, il s'agirait plutôt de concevoir la construction d'un univers commun d'appartenance, au-delà des univers spécifiques aux élèves et aux enseignants, obligeant ces derniers à se décentrer de leurs propres normes pour « repenser le lien social ». Enfin on peut s'interroger sur la responsabilité des choix politiques en matière d'éducation (ne pas véritablement donner les moyens aux établissements de se réguler, leurrer les élèves sur leurs niveaux réels, dissocier la question de la discipline de celle plus fondamentale qui concerne l'activité d'acquisition des savoirs) et sur le rôle des « experts du système scolaire » qui réduisent les désordres scolaires à un effet de l'incompétence professionnelle des enseignants : Sandrine Garcia identifie là les deux causes de l'occultation de la responsabilité propre du système scolaire qui, si elle n'est pas interrogée, restera un frein à une lutte véritable contre les « violences scolaires ».

9La lecture des deux volumes s'achevant sur la conclusion très stimulante de Philippe Vienne, seuls deux regrets mineurs peuvent être évoqués. D'abord, il est dommage que les approches quantitatives soient presque totalement absentes : même si on comprend bien que la perspective qualitative ait été retenue et ce de manière tout à fait pertinente, pourquoi ne pas indiquer plus systématiquement les différents points d'accord mais aussi d'achoppement alors que les auteurs par ailleurs n'hésitent pas à se positionner relativement à des travaux contemporains ou antérieurs. Deuxième « regret », l'absence totale de travaux sur la violence en primaire, reflétant sans doute là un manque dans les perspectives de recherche en sociologie qui portent plus sur le secondaire, considéré comme le niveau « sensible » du système scolaire. Or, l'actualité récente avec la parution du rapport de l'INSERM en France et les perspectives d'utilisation évoquées en termes d'identification et de traitement précoces (dès 36 mois) des enfants « violents » potentiellement « futurs délinquants », rappelle l'urgence qu'il y a pour les sciences sociales à investir le champ de la petite enfance pour apporter un regard différent de celui des sciences cognitives ainsi qu'une vigilance critique sur les risques de catégorisation et de leurs applications politiques.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Rachel Gasparini, « Violences à l'école. Neuf approches qualitatives », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 19 avril 2006, consulté le 19 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/lectures/284 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.284

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Rédacteur

Rachel Gasparini

Maître de conférences en sociologie, Université Lyon 1 et membre du Centre Max Weber

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