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Max Weber, Isabelle Kalinowski, La science, profession et vocation. Suivi de "Leçons wébériennes sur la science & la propagande"

Philippe Roman
La science, profession et vocation
Max Weber, Isabelle Kalinowski, La science, profession et vocation. Suivi de "Leçons wébériennes sur la science & la propagande", Agone, coll. « Banc d'essais », 2005, 300 p., EAN : 9782748900262.
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Notes de la rédaction

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Texte intégral

1L'ouvrage propose dans une première partie une traduction inédite de la conférence sur la science prononcée par Weber en 1917 intitulée La Science, profession et vocation, et ensuite cinq Leçons wébériennes sur la science et la propagande, traitant des principales notions qui traversent la conférence et qui structurent également toute l'œuvre du grand sociologue allemand. On peut ainsi parler d'une édition particulièrement « savante » de ce classique de la sociologie, et qui contribue à corriger certaines idées fausses véhiculées dans Le Savant et le politique (Plon, 1959), première traduction française du texte, et préfacée par Raymond Aron.

2Isabelle Kalinowski met à nu dans ses commentaires les contradictions dont le texte est selon elle « pétri », notamment la tension chez Weber entre un projet scientifique « objectiviste » et une puissante affirmation de sa propre subjectivité et de ses « valeurs ». Ceci l'amène à entreprendre par la même occasion une sociologie des intellectuels, avec des outils tirés de l'arsenal wébérien. Parallèlement, elle s'emploie à démontrer que, contrairement à une idée répandue par Raymond Aron dans sa préface à la première édition française, les ardeurs polémiques de Weber ne visaient pas les pacifistes et autres extrémistes et révolutionnaires de son temps, mais bien cette catégorie de « nouveaux prophètes » qui, dans l'Allemagne de l'époque, étaient majoritairement des réactionnaires.

3Dans chacun des essais qu'Isabelle Kalinowski nous livre, on peut ainsi apprécier la tentative de toujours éclairer les positions théoriques de Max Weber par son expérience personnelle en tant que savant ancré dans le champ universitaire de son époque, et se débattant au milieu d'aspirations et de contraintes contradictoires. Voilà l'intérêt de cet ouvrage, qui réside bel et bien dans le fait d'appréhender la sociologie wébérienne « de l'intérieur », à partir des questionnements concrets que le sociologue a développés au cours de ses années de recherche, d'enseignement et d'engagement politique. On découvre ainsi de nombreux faits insoupçonnés, comme par exemple l'assurance parfois péremptoire avec laquelle Max Weber écrivait ses articles scientifiques, dénigrant le commun des savants de pacotille et cherchant toujours à susciter une espèce de duel virtuel avec quelque illustre chercheur qui serait à sa mesure (il le trouva quand même, bien malgré lui, en la personne de Werner Sombart). Bien que toujours ouvert et jamais systémique, son discours n'en a pas moins été très rarement neutre. Et cela même représente selon I. Kalinowski une des clés pour comprendre les enjeux réels de son attachement au principe de la « non-imposition des valeurs ». Pour ce remarquable érudit à l'ascétisme virtuose et voué à l'excès ce qui est tenu pour « intègre », ce n'est pas la quête d'un capital autre que le capital économique, mais la quête « pour lui-même, d'une forme spécifique d'une forme de capital reconnu par ceux qui portent le jugement d'intégrité ».

4Dans un chapitre tout aussi passionnant dédié au charisme professoral, Isabelle Kalinowski met en lumière un autre type de contradictions en montrant l'antagonisme entre le projet intellectuel (démocratique) de transmettre la science, et la réalité sociale (autoritaire) de la position de savant « charismatique ». I. Kalinowski soutient que les thèses sur le charisme développées par Weber sont en lien avec son incapacité soudaine et prolongée d'exercer le métier d'enseignant. Incapacité d'autant plus spectaculaire qu'il était « doté d'une puissance oratoire hors du commun ». Ceci permet d'illustrer ses thèses sur le charisme et de dissiper les malentendus qu'une lecture hâtive ou de mauvaises traductions peuvent engendrer. Par exemple, l'accent est mis sur la dimension corporelle, visuelle, et sensuelle du charisme : « Il n'est pas une propriété substantielle dont le dévoilement serait facultatif. Il naît d'une exhibition, tout comme il n'existe pas de virtuosité cachée, qui pourrait être établie hors de la relation de présence physique en face d'un public.» Weber, par la beauté de son timbre de voix et la « noblesse » dans son usage de l'allemand, a semble-t-il exercé un redoutable charisme sur ses élèves. Et l'un d'eux, Karl Loewenstein, d'avouer un demi-siècle plus tard : « Ce fut un tournant de ma vie ; à compter de cet instant, je fus sous son emprise ; je devins son vassal ». Non seulement Weber était conscient de l'effet qu'il pouvait exercer sur ses élèves, mais ce « problème » est au cœur de la conférence sur la science et de sa réflexion sur la pédagogie. Pour Weber, la contradiction de la relation pédagogique résidait dans l'impossibilité d'éveiller l'intérêt scientifique par des moyens strictement scientifiques. Est-il possible d'échapper à l'exercice de la domination dans la transmission d'une sociologie de la domination ? I. Kalinowski soutient que l'impossibilité devant laquelle Weber se trouva de répondre à cette question a joué un rôle crucial dans la crise et les longues années d'abstention qu'il a traversées. D'autres aspects de la notion de charisme sont mis en lumière, comme son caractère « révolutionnaire » : le charisme provoque une métanoïa (un changement d'état d'esprit) dans l'esprit des dominés, qui consiste à passer d'une croyance en ce qui était (en vertu de la tradition) ou en ce qui doit être (en vertu de règles bureaucratiques), à une croyance en « ce qui n'a encore jamais été, en l'absolument singulier ». D'où l'importance d'étudier le charisme non plus dans l'être qui le porte, mais chez ceux-là qui, pour des raisons liées à leurs propres intérêts (l'intérêt à entendre un message révolutionnaire), le reconnaissent et s'y soumettent. Ensuite, la croyance « animiste » dans le charisme est soutenue par le fait qu'il soit « indistinctement matériel et pourtant invisible », qu'il paraisse « naturalisé » bien qu'il soit « héréditaire ». Enfin, la sociologie de la domination charismatique ne révèle pas moins de paradoxes lorsqu'elle est abordée dans sa dimension politique. Weber, en effet, rejette farouchement tout ce qui peut être la source de qu'il appelle une « idolâtrie de la créature », au point même de considérer la voix comme l'organe des propagandes. Il décèle dans le charisme les germes de l'asservissement et signifie clairement son penchant pour certaines doctrines théorisant le refus d'obéissance.

5Enfin, dans une autre leçon « clé », Isabelle Kalinowski rend toute son épaisseur problématique à la question de la « Wertfreiheit », frauduleusement traduite par « neutralité axiologique ». Elle dissipe en premier lieu l'idée fausse selon laquelle Weber serait le chantre du non-engagement du savant. Il a en effet hésité toute sa vie entre une carrière politique et une carrière scientifique, il a publié une quantité considérable de textes politiques, écrit régulièrement dans des journaux, participé à la fondation du parti démocratique allemand (le DDP) et à la genèse de la constitution de la République de Weimar...La notion de « neutralité axiologique » n'est aucunement wébérienne, mais elle est une traduction équivoque et insatisfaisante de la « Wertfreiheit », traduction utilisée selon l'auteur dans les années 1960 comme une arme pour disqualifier tout engagement politique trop extrémiste. Il s'agissait en fait de discréditer les marxistes, usage d'autant plus illégitime de la notion que Weber l'avait forgée dans le but de faire taire des « petits prophètes » d'amphithéâtre dont les enseignements étaient par trop teintés de conservatisme ou de « nationalisme purement zoologique ». En réalité, il ne faut pas construire l'interprétation du concept de « Wertfreiheit » autour du couple neutralité/engagement comme l'a fait Julien Freund, mais plutôt opposer la propagande à ce qu'Isabelle Kalinowski appelle la « non-imposition des valeurs ». La problématique de la Wertfreiheit n'est donc pas celle de l'existence de valeurs en soi, ou de l'adhésion en soi à des valeurs, mais celle de l'usage malhonnête qui peut être fait des valeurs lorsqu'elles sont présentes sans être données comme telles par l'enseignant abusant de la position dominante que lui confère sa position.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Philippe Roman, « Max Weber, Isabelle Kalinowski, La science, profession et vocation. Suivi de "Leçons wébériennes sur la science & la propagande" », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 04 septembre 2006, consulté le 28 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/lectures/303 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.303

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Rédacteur

Philippe Roman

Philippe Roman est élève à l'ENS Lettres et Sciences Humaines, où il prépare actuellement l'agrégation de sciences économiques et sociales.

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